Tout le monde garde à l’esprit la décision d’Angela Merkel, le 31 août 2015, d’accueillir en Allemagne un grand nombre de réfugiés, afin de prévenir la crise humanitaire qui s’annonçait en Hongrie en raison de l’afflux de migrants et de la fermeture de la frontière avec l’Autriche. Le geste fut largement commenté dans les médias, mais il ne se trouva guère que la presse germanophone pour évoquer à son propos le souvenir encore brûlant qu’ont laissé dans la mémoire collective, outre-Rhin, les déplacements de quelques douze millions d’Allemands d’Europe de l’Est vers les deux Allemagne (RFA et RDA), ainsi que vers l’Autriche, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les Allemands, ou tout au moins ceux parmi eux qui s’étaient installés ou étaient descendants de colons installés à l’Est de la ligne formée par les fleuves Oder-Neisse, devinrent eux-mêmes des réfugiés. Fuite spontanée des populations effrayées par l’avancée de l’Armée rouge fin 1944-début 45 ou expulsions systématiques, en particulier de Pologne ou de Tchécoslovaquie, l’exode massif des populations germanophones, bien qu’il ait été le plus souvent dramatique (viols, mauvais traitements, morts), fut longtemps occulté par la faute qui pesait sur l’autre mémoire collective, celle perpétrée par les Nazis, au premier rang desquelles la rupture de civilisation que représenta la Shoah.
Certes, quelques écrivains avait tenté, peu après la fin de la guerre, de mettre à l’ordre du jour le cataclysme vécu dans leur enfance : dès 1959, dans Die Blechtrommel/ Le Tambour, Günter Grass évoquait l’expulsion de Danzig de son protagoniste Oskar Matzerath, mais ce n’est qu’en 2002, dans la nouvelle En crabe, que le romancier, né lui-même à Danzig, se confronta véritablement à ce chapitre de l’histoire allemande en évoquant le sort des réfugiés entassés sur le paquebot Wilhelm Gustloff coulé par un sous-marin russe le 30 janvier 1945. Son contemporain Siegfried Lenz, né en 1926, un an avant Günter Grass, à Lyck, en Prusse orientale, aujourd’hui Elk en Pologne, avait abordé, vingt-cinq ans auparavant, en 1978, dans Heimatsmuseum (Le Musée du patrimoine), un roman consacré à sa région natale des « Marches », la Mazurie, le thème des souffrances endurées par les populations civiles déplacées qui, nées du côté des colonisateurs, acteurs ou collaborateurs de la germanisation des pays de l’Est menée depuis des siècles, se trouvèrent transformées en victimes du fait de l’hystérie criminelle nationale-socialiste provoquant finalement la perte de ce qu’elle avait voulu s’approprier à marche forcée. Lenz n’oubliait pas de situer le sujet dans le contexte historique des violences nazies, afin que la compassion pour les victimes ne permît pas que l’on oubliât l’idéologie qui aboutit à la catastrophe.
L’expulsion et l’exode de millions d’Allemands, la nostalgie de la « patrie » perdue, devait être replacée dans le contexte de la guerre, de la confiscation de cultures et de l’extermination de peuples. Dans une autre perspective, dépourvue de toute nostalgie, l’écrivaines est-allemande Christa Wolf, née en 1929, à Landsberg an der Warthe, une ville portant désormais le nom de Golsow-Wielkopolski, avait commencé elle aussi dès les années 50 à se pencher sur l’expérience traumatique qui avait marqué sa seizième année au point de mettre sa vie en danger, puisqu’une tuberculose se déclara lors de l’arrivée de la jeune fille et de sa famille dans le Mecklenbourg. Mais ce n’est qu’en 1976, l’année de l’expulsion ou plus exactement de la déchéance de nationalité du célèbre chanteur et poète Wolf Biermann, représentant par excellence de la contestation des intellectuels face au pouvoir communiste, que parut en RDA le roman autobiographique Kindheitsmuster/Trame d’enfance, qui par l’imbrication de l’histoire personnelle et de la « grande » histoire, montrait les lacunes du travail de mémoire en RDA et le leurre que représentait un état construit sur le mythe de la résistance à la dictature. Selon Christa Wolf, même l’expérience traumatique de l’exode n’est pas en mesure de détruire les structures psychiques forgées sous un système dictatorial. Seul le travail de dépouillement de la mémoire, en particulier dans et par la littérature, et la mise en lumière du non-dit peuvent éventuellement permettre de poser les bases d’un renouveau. La romancière décédée en 2011 comprit très tôt ce que les événements récents ont révélé, peu après l’accueil généreux des réfugiés de la route des Balkans en 2015 : la persistance des réflexes nationalistes et néo-fascistes dans les Länder qui constituaient l’ex-RDA.
Une nouvelle génération d’écrivains
Le retour sur les conditions dramatiques du déplacement de millions de personnes à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et donc sur ce passé longtemps étouffé des Allemands réfugiés et victimes de la guerre, est désormais aux mains d’une génération d’écrivains qui n’en fit pas directement l’expérience. Cependant, jamais le thème ne fut autant présent outre-Rhin, dans la littérature comme dans le paysage culturel berlinois, où la fondation « Flucht, Vertreibung, Versöhnung » (Fuite, expulsion, réconciliation), créée par le gouvernement fédéral, disposera en 2021 d’un bâtiment officiel en face de la Anhalter Bahnhof (Gare d’Anhalt), à Kreuzberg. Dans l’Allemagne réunifiée désormais libérée de sa culpabilité, d’autres blessures de la mémoire font surface.
Hans-Ulrich Treichel, né en 1952, en Westphalie, n’a pas connu l’exode, mais celui-ci a tout de même marqué son enfance. Dans le roman, Der Verlorene/Le Disparu (littéralement « Le [l’enfant] Perdu »), paru en 1998, qui l’a rendu célèbre, il dépeint à la première personne le traumatisme d’une famille qui a perdu son premier enfant, né en 1943, dans la fuite devant la progression de l’armée russe. Treichel ne contesta jamais l’arrière-plan autobiographique de la fiction, même s’il n’y livre que de possibles variantes d’une vérité inconnue, dont l’impossible révélation constitue le filigrane de l’ouvrage. Que s’est-il exactement produit le 20 janvier 1945, dans la région de Posen, aujourd’hui Poznan, lorsque ses parents en fuite furent rejoints par l’Armée Rouge ?
Comment et dans quelles circonstances l’enfant fut-il « perdu » ? Le silence pesant, les non-dits, les dissimulations partielles, les révélations progressives, la recherche du fils prodigue hantent la vie d’une famille par ailleurs engagée dans l’euphorie de la reconstruction économique. Le secret et la culpabilité lancinantes de la mère pèsent sur l’enfance du benjamin qui subit plus qu’il ne peut comprendre, tout en appréhendant le « retour » de l’enfant perdu, cet épicentre qui focalise l’intérêt de ses parents. Une histoire et une obsession singulières témoignent de la grande histoire, celle dont il faut parler pour briser les tabous, afin de révéler les mécanismes de refoulement de la société allemande d’après-guerre.
Le traumatisme dévastateur et indicible de la mère est au centre de la nouvelle Tagesanbruch parue en 2016 chez Suhrkamp, puis en 2019 chez Gallimard sous le titre Au point du jour, dans la traduction de Barbara Fontaine. Hans-Ulrich Treichel en revient donc dans cette œuvre au cœur autobiographique de son inspiration, à cette catastrophe plus ancienne que lui qui s’imposa dans sa vie. Mais c’est la mère elle-même cette fois qui raconte. Et son fils est présent, mais décédé dans la nuit, d’un cancer des poumons, peu avant qu’elle ne se réveillât. Accompagnée du chœur de l’aube, le corps inanimé de son fils sur son giron, elle veut enfin se délivrer, dans un monologue sobre et poignant qui s’adresse à lui, du secret qu’elle ne peut révéler qu’à un mort, qu’à lui mort. En cette heure si particulière, seule avec son fils inerte alors que tout dort encore, en cette heure si secrète entre nuit et jour, elle pense pouvoir lui confier ce qui pèse depuis si longtemps sur son cœur et que son fils n’a jamais su et ne saura jamais, bien que cela le concerne au premier chef. « On ne peut pas parler de tout avec ses enfants. On ne peut pas non plus tout expliquer. Ce n’est pas seulement à ses enfants qu’on ne peut pas tout expliquer, mais aussi à soi-même ». C’est l’heure de vérité. Pour la première fois peut-être, seule face à elle-même, et sans autre témoin, sans autre miroir que la mort, elle va pouvoir s’expliquer. Ensuite les autres vont arriver, vont la séparer de son fils. C’est le moment ou jamais de dire l’inavouable. « Dehors il fait déjà un peu plus clair. Les oiseaux se font entendre, les oiseaux sont extrêmement sensibles, ils savent exactement quand l’aube point et que c’est à eux de chanter. Certains très tôt déjà, bien avant le lever du soleil, par exemple la grive. On peut régler l’heure d’après la grive. Si la grive chante maintenant, le soleil se lèvera dans une heure ».
Dans une heure, elle entendra le pas léger de la voisine qui habite l’appartement au-dessus du sien. Elle l’a prise en affection. La première à se lever dans cette famille de Tunisiens, des immigrés, des réfugiés peut-être, comme eux autrefois. « Des étrangers dans le fond, mais nous étions nous aussi des étrangers. Les uns viennent de Pologne ou d’Ukraine, les autres de Tunisie ou de Turquie. On vient toujours de quelque part ». De bons commerçants, comme eux autrefois. Comme son mari qui « du statut d’expulsé, hier encore, était passé à celui de chef et homme d’affaires ». Les Tunisiens ont acquis un grand appartement, plus grand que le sien, cela force le respect. Cette famille d’étrangers et la mère qui arriva un jour du pays pour leur rendre visite, apportant avec son habit traditionnel un peu d’exotisme, lui est apparemment plus proche que ne le fut jamais son fils. Tout comme leur enfant, leur petite fille, qu’elle garde souvent avec plaisir, modeste comme elle aurait aimé que le fût son fils. Des gens simples, en somme, comme ils l’étaient quand ils sont arrivés. Il semble que de ce passé humble des parents, de leur origine « étrangère » et paysanne, le fils n’ait pas su grand-chose non plus.On ne revient pas sur le passé, surtout s’il est peu glorieux. Si peu glorieux qu’un enfant pourrait en avoir honte. On ne se vante pas d’être étranger, déplacé, réfugié. « Le lieu de naissance de ton père s’appelait Rozyscze. Et le mien Remki. Remki et Rozyscze ne figurent pas dans les livres d’histoire, nous ne sommes pas un cas pour les livres d’histoire. Le mieux, c’est de se taire. Nos parents auraient peut-être pu nous expliquer pourquoi nous sommes nés là où nous sommes nés. Mais sans doute ne le savaient-ils pas eux-mêmes. Ce n’étaient pas des gens cultivés Ils vivaient là où ils vivaient. Ils s’en remettaient à Dieu. Point ».
Le silence imposé par la honte
Au silence inculqué par sa culture de naissance, s’ajoute le silence imposé par la honte et la crainte de l’opprobre. « Il y a des choses que l’on tait même aux morts ». Elle dont la vie fut imprégnée de silence, elle qui cacha, enfouit, refoula les événements les plus essentiels qui déterminèrent l’ensemble de ses jours, ne confiera finalement pas à son fils mort le secret qui la tourmente. À la litanie de la mater dolorosa succède une seconde partie introduite par la phrase écrite en majuscule dans la version originale : « J’AURAIS VITE FAIT DE TOUT RACONTER avant que le jour se lève », une phrase répétée quelques pages plus loin, toujours la même, au conditionnel. Le discours de la mère est répétitif, obsessionnel, occultant les inhibitions, tournant autour d’elles. Le temps presse, il faut se résoudre à raconter avant que le jour se lève. Elle a quitté la chambre, où repose son enfant. Il n’est plus son fils, c’est un cadavre, et elle commence à avoir peur de lui. Elle a toujours été un être craintif. Ce qui lui est arrivé, n’a rien arrangé. Le fils mort est devenu un étranger. Un étranger comme l’était son mari. Elle et son mari sont « devenus douloureusement étrangers l’un à l’autre depuis ce jour de janvier 1945, pour ne pas dire que nous nous sommes perdus. Soudés l’un à l’autre et perdus l’un pour l’autre ». Si elle ne réussit pas à raconter, du moins peut-elle écrire. Elle avait écrit de petites histoires, étant gamine, et elle aurait bien aimé devenir institutrice ou professeure, plutôt que de vendre du textile. Il semble qu’elle ait finalement écrit ce qui se passa en ce jour de janvier 1945. Mais le résultat est illisible.
Des romans ont thématisé le viol des femmes allemandes par les soldats russes en 1945. D’autres invoquent l’exode des Allemands expulsés. Ici les thématiques sont liées, l’Histoire est présente, omniprésente, mais discrètement, sous forme d’allusion, de non-dits, d’inhibitions. Et non sans évoquer, tout aussi discrètement, l’Histoire actuelle, celle des réfugiés plus ou moins bien tolérés en Allemagne aujourd’hui. Il ne s’agit pas pour Hans-Ulrich Treichel de tomber dans le piège d’une nostalgie déplacée et de permettre que le retour sur les souffrances passées excusât la terrible faute historique. Mais ce court récit est beaucoup plus que cela : la mère tétanisée par la peur, étrangère à elle-même et à ses proches, est une évocation poignante de la persistance des traumatismes liés aux violences sexuelles — une thématique bien trop actuelle. Et il se révèle être surtout une construction littéraire des plus subtiles et souveraines sur la difficile venue à l’écriture, qui se trouve être ici celle d’une femme, sur la nécessaire prise de distance par rapport à soi-même, sur le devenir étranger du plus intime, et sur l’échec inévitable. Toute tentative ne reste jamais que brouillon. Cependant, par-delà la mort, Hans-Ulrich Treichel donne voix à celle qui en fut privée, sa mère.
Françoise Rétif
Hans-Ulrich Treichel, Au point du jour (Tagesanbruch), trad. de l’allemand par Barbara Fontaine
Collection Du monde entier, Gallimard