Le mouvement qui commence à toucher la plupart des grands pays occidentaux visant à déplacer ou abattre les statues de personnages historiques pour leur rôle, réel ou supposé, dans l’esclavage ou la colonisation appellera certainement l’attention des historiens. Ils y verront probablement une forme nouvelle d’iconoclastie, cette rage contre les images du passé qui marquent le passage d’une religion à une autre, d’une époque à une autre. Le terme d’« iconoclastie » est souvent employé de façon péjorative, à preuve les exemples qu’en donne le Centre national de ressources textuelles et lexicales (ici), mais au fond, il s’applique à tous les changements culturels qui portent à reconsidérer les valeurs de l’époque précédente et les effigies qu’elle s’est donnée. L’iconoclastie est un moment inévitable dans la respiration des sociétés.
Elle choque néanmoins quand elle procède d’une hargne, d’un fanatisme, d’autant plus virulent qu’il est minoritaire.
Et c’est bien tout le problème de ce mouvement de déboulonnage. A aucun moment, il n’est proposé de réflexion collective, démocratique sur ce qui doit être déplacé et remplacé. L’émeute, la violence priment sur la réflexion et sur toute procédure de délibération, sans avoir l’excuse d’une circonstance historique immédiate qui les rendrait légitimes, comme après la Révolution française ou à la chute d’un régime tyrannique. C’est une chose d’abattre les statues de Mussolini en 1944 ou celles de Lénine en 1989 ; c’en est une autre d’abattre la statue d’un général sudiste plus d’un siècle après la Guerre de Sécession, ou de s’en prendre à Colbert, trois siècle après sa mort. S’il faut évidemment laisser de côté les pillards qui viennent souiller un mouvement dont les causes sont parfaitement honorables, la rage iconoclaste de nombreux manifestants, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, est frappante.
Epurer, une bonne fois pour toute ?
La préoccupation des manifestants est limpide : il faut épurer le passé une bonne fois pour toute, le rendre décent et moral, et libérer l’espace public des symboles qui viennent d’un temps d’oppression et de racisme.
Mais c’est sans forcément le connaître assez, ce passé, pour distinguer entre les situations et entre les représentations. La statue de Théodore Roosevelt de New York est choquante en elle-même (au vu de la photo), et il y a longtemps qu’elle devrait être dans un musée du colonialisme. Les statues de Colbert, comme formes symboliques, ne comportent aucun message raciste ou colonialiste de ce type1.
Quant à Jules Ferry, le point intéressant, c’est que la République a sciemment voulu oublier ce qui fut son projet colonial, et que les statues de Ferry ne comportent jamais de message sur les « bienfaits » du colonialisme, même du colonialisme prétendument éclairé de la République d’autrefois. En d’autres termes, elle vient bien tard et elle manque de cibles, cette lutte contre le colonialisme qui en veut à ses statues et aux bâtiments publics à son nom ; la cause est entendue depuis longtemps.
Des représentations exaltée du fait colonial, il en reste en revanche beaucoup, à Paris, sur les murs du Musée de la Porte dorée. Ceci appelle sans doute nouvelles appréciations, mises en perspective, réflexion collective – ce dont est incapable une foule munie de marteaux et de cordes.
Histoire et politique, plutôt que religion
Pourquoi cette rage indifférenciée contre le passé, avec tous les risques d’erreurs et d’anachronismes ?
Aux Etats-Unis, il est peut-être difficile de penser autrement qu’en termes de péché originel, de culpabilité et de pénitence. L’Amérique blanche a si mauvaise conscience ! La condition noire aux Etats-Unis est effectivement l’une des plus grandes tragédies de ce pays, la seule vraie tragédie disait François Furet2, la trahison de la promesse originelle. Au-delà des décisions individuelles, des comportements privés, les faits sociaux et psychologiques sont combinés de telle façon que tout tourne très souvent en défaveur des descendants d’esclaves, par une fatalité sociale dont la cruauté ne laisse pas d’impressionner, et que la gauche woke croit pertinent de décrire comme un « racisme systémique ». Ainsi, les Etats-Unis élisent un président brillantissime, Barack Obama, dans ce qui parait alors un pas décisif dans le rejet du racisme, mais son brio est ipso facto une blessure narcissique pour tout un monde de petits ratés blancs, qui votent alors pour une caricature de réussite blanche, Donald Trump, idéal-du-moi qui donne la mesure du désordre mental qui a saisi ses électeurs.
Pour le reste de la société américaine, et en un sens c’est à son honneur, après l’élection de Trump et le meurtre cynique de G. Floyd par un policier, il s’agit d’expier cette faute qui vient du passé esclavagiste : la relégation de la minorité noire. Or pour expier, il semble aujourd’hui que tout soit bon dans certains cercles : s’en prendre aux statues qui sont la trace des anciennes croyances, mais aussi révoquer les universitaires ou les journalistes, non pas racistes, mais qui n’auront pas marqué suffisamment leur sens de la faute, ou bien revenir, au mépris de toute raison, sur les principes fondamentaux de la liberté d’expression3. Aux Etats-Unis, le péché originel, dans la version puritaine qui prévaut, ne s’accommode jamais de distinctions ni de casuistique, d’où l’intransigeance et la violence au nom du bien à rétablir. De la même façon qu’on se passe de confesseurs, on se passe d’historiens.
Ce n’est pas le cas en France – effet du rationalisme cartésien peut-être, dira-t-on au risque du cliché. Ni l’esclavage ni la colonisation ne créent en France un vrai sentiment de culpabilité, de pénitence et de faute à racheter (sinon à la marge). Ce n’est pas que l’esclavage ou la colonisation aient encore des partisans, très loin de là, ni que les discriminations racistes n’aient pas ici leur triste actualité, mais c’est que la question ne relève pas de la pensée religieuse mais de l’histoire et de la politique. Il faut espérer que cela reste vrai.
Une vague américano-centrique
Dernière observation : à lire les journaux européens, on a surtout l’impression que l’Europe est touchée par une grande vague américano-centrique qui fait tout voir au prisme de l’histoire des Etats-Unis, si cruelle pour les descendants d’esclaves4, souvent au mépris de la diversité des passés et des situations hors du continent américain. La réalité américaine sert de point de comparaison et parfois, dans certains milieux, de modèle pour les messages et les actions militantes.
Afin de montrer la continuité du Mal au travers des époques, l’expansion coloniale de l’Europe dont le Congrès de Berlin de 1885 est le point d’orgue est ainsi présentée en continuum avec les sociétés esclavagistes des Caraïbes, créations européennes évidemment, alors que les logiques, les durées, les conséquences en sont de nature très différente. De plus, est oubliée l’existence de multiples formes d’esclavage, anciennes ou modernes, dont les dimensions raciales sont différentes de ce qui a existé aux Etats-Unis. Nos ancêtres moujiks étaient-ils beaucoup mieux traités que les esclaves au 17ème siècle ? Et quid des nombreux esclaves blancs et noirs des barbaresques, et ceux des turcs (Turquie qui fut plusieurs siècles durant une épouvantable puissance coloniale, notamment pour les Balkans) ? Que faire des esclaves blancs du goulag soviétique ? Gardons aussi la mémoire de la terrible répression des révoltes paysannes en Bretagne par les soldats de Louis XIV, en 1675, tués en masse et cruellement, sous les yeux indifférents de la Marquise de Sévigné. Faut-il pour autant détruire sa statue et brûler ses œuvres ? Faut-il insérer un avertissement en tête du recueil de ses lettres, tel « la marquise s’est montrée, comme tous les aristocrates, ses semblables, d’une indifférence coupable pour la souffrance du peuple, et le lecteur est prié de ne pas l’oublier » ?
Le tragique en histoire, la cruauté et l’oppression des peuples, c’est la norme, pas le péché originel du monde né de l’Europe.
Serge Soudray
Notes
↑1 | Au demeurant, selon l’historien Jacob Soll, le rôle de Colbert dans le Code noir et la teneur de ce Code seraient, semble-t-il, victimes d’un contresens, voir Le Monde du 19 juin 2020 : « Colbert n’est pas l’auteur principal du Code noir, ni le maître-penseur de l’esclavage français ».] ; elles témoignent seulement d’une époque où le passé esclavagiste des Antilles françaises paraissait déplorable mais secondaire à une Troisième République, qui tout colonialiste qu’elle fût, ne ressentait aucune sympathie pour la cruauté de l’Ancien Régime envers les esclaves [2. On rappellera que la colonisation de l’Afrique sub-saharienne fut aussi menée après 1880 au prétexte de la lutte contre l’esclavage traditionnel ! La mauvaise foi est sans borne quand l’intérêt s’en mêle… |
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↑2 | Parfait moment pour relire, sur la question noire aux Etats-Unis, les articles pénétrants de François Furet regroupés sous le titre L’Amérique dans Penser le XXème siècle, Rober Laffont, Bouquins, 2007. |
↑3 | Pour une défense brillante de cette nouvelle norme, mais philosophiquement et politiquement catastrophique, voir Wesley Lowery , « A Reckoning Over Objectivity, Led by Black Journalists » dans le New York Time du 23 juin 2020. |
↑4 | On pense aux lynchages si tard dans le XXème siècle, aux émeutes racistes de grande ampleur à Tulsa en 1921 – 1921 ! |