François Héran, l’âme en peine

Dans son article paru dans La vie des idées, la revue du Collège de France, Francois Héran, démographe, veut expliquer aux professeurs d’histoire-géographie comment enseigner la liberté d’expression1.

A son corps défendant, François Héran illustre tout ce qu’on voudrait cesser d’entendre, tant son propos est superficiel, hypocrite et faux. Il se livre à une entreprise de relativisation de la liberté d’expression, qui ne serait pas si ancienne dans la tradition française, pas si élevée dans l’ordre juridique, qui serait toujours assortie de restrictions légales et qui serait aujourd’hui nuancée par les juridictions internationales… Propos trivial ou faux. Il finit par condamner l’usage qui en est fait par Charlie-Hebdo – comme si la qualité, la pertinence des caricatures étaient la clef de la question, aujourd’hui posée dans le sang.

Les attentats de ces derniers jours devraient lui commander le silence, ce qui lui éviterait de trahir les traditions libérales de sa chaire du Collège de France. Avant d’écrire, Francois Héran aurait dû songer à Renan, son prédécesseur, qui dut subir les attaques de groupes catholiques violents, déchaînés, qui considéraient que leur sensibilité était offensée par sa Vie de Jésus. Le positivisme et la science contre la croyance aveugle, vieille histoire.

On attendait mieux de la revue du Collège de France.

Justin Trudeau en toge de professeur

François Héran commence son article par la célèbre lettre de Jules Ferry du 11 mars 1882 par laquelle Ferry enjoint aux instituteurs de respecter les croyances de leurs élèves. « Vous avez bien lu : outrager les croyances religieuses des élèves, c’est aussi grave que de leur infliger des châtiments corporels ou abuser d’eux », écrit Héran.

Belle entrée en matière quand il faut réfléchir à la liberté d’expression, juste après la décapitation d’un professeur. On se serait attendu à une ouverture sur le refus de la violence et la nécessité de la tolérance, l’Edit de Nantes, John Locke ou Voltaire…2. Commencer par la lettre de Jules Ferry sur le respect dû aux sensibilités religieuses, c’est un début qui donne le ton du reste.

C’est en fait, tout simplement, accuser ce professeur de faute professionnelle. Fallait pas les outrager, ces croyances. C’est comme si le professeur avait battu ses élèves !  Là et à plusieurs reprises, sans le dire explicitement, François Héran suggère que le professeur s’y est mal pris – d’où sa lettre bienveillante à l’ensemble des enseignants.  Mais à supposer qu’il y eût « violence symbolique », pour prendre le vocabulaire que doivent affectionner Héran et les amis qu’on lui imagine, en quoi est-ce pertinent ? Au demeurant, selon les journaux, ce professeur avait adressé aux élèves un trigger warning  –  en vain, et les esprits sarcastiques qui ont noté que le terroriste avait poussé la cancel culture à son paroxysme n’ont peut-être pas tort.

Héran continue en citant l’article premier de la Constitution de 19583, et précisément, sa disposition selon laquelle la République respecte toutes les croyances. Il note que certains « rêvent peut-être de la modifier et d’affirmer que la République « ne respecte aucune croyance ».  Etrange de commencer l’analyse des textes instituant la liberté d’expression par celui qui reconnait le respect dû aux croyances. C’est de nouveau donner un mauvais signal.

François Héran aurait pu citer la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, qui est intégrée au bloc de constitutionnalité4 et son célèbre article 11, aux termes duquel « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. » C’est ainsi que procèdent les professeurs de libertés publiques.

Il aurait ainsi évité de découvrir, avec la joie de Bouvard et Pécuchet, que la liberté d’expression n’est pas absolue – fait parfaitement exact et vrai depuis l’origine. C’était déjà dans Montesquieu, et c’est un point fondamental de la Déclaration de 1789 : les libertés n’existent pas sans loi ni sans bornes, et le législateur, le cas échéant et dans une certaine mesure, peut très bien les limiter. Héran n’a rien découvert. On devine le but de son argument : si la liberté d’expression n’est pas absolue, si la loi permet de la borner, pourquoi ne le fait-on pas au profit des croyants offensés ?

Justin Trudeau n’a pas parlé différemment.

Le blasphème comme délit de presse, causes et conséquences

Et le voilà qui remet en cause la loi fondatrice de la liberté d’expression en droit moderne, avant que la Déclaration de 1789 ne fût intégré dans le bloc de constitutionnalité, et qui en fixe justement les bornes,  la loi du 29 juillet 1881, loi toujours en vigueur. « Vous expliquerez aux élèves, écrit-il, que la législation française ne consacre pas littéralement la « liberté d’expression » : la loi de 1881 porte sur la liberté de la presse. D’autres textes évoquent la liberté d’opinion ou de conscience (…). Elle était inconnue sous la IIIème République : on l’employait dans un sens esthétique (« peindre un sujet avec une grande liberté d’expression »). »

Faux. Les mots ont pu évoluer, mais il s’agit d’un propos de philistin. Les  fondateurs de la IIIème République, et parmi eux beaucoup d’anciens journalistes et d’avocats, avaient bataillé contre la censure des discours, des ouvrages et des journaux sous le Second Empire, et c’est bien en considération de ce passé de répression que la loi du 29 juillet  1881 est votée. Elle veut assurer la liberté de la presse et de l’imprimerie (l’édition dans le langage d’alors), qui englobe la liberté de parler, d’écrire, d’imprimer, de publier, bref la liberté d’expression. C’est le grand combat de la gauche républicaine. C’est pourquoi la loi de 1881 limite les « délits d’opinion » et les « délits de presse », et rend difficile de poursuivre les journaux qui auraient critiqué les pouvoirs publics ou pratiqué la diffamation. On n’a pas grand doute sur ce qu’auraient pensé de l’affaire Charlie-Hebdo les rapporteurs de la loi de 1881, ni ce qu’ils auraient pensé de François Héran. La loi de 1881 est bien plus qu’une loi parmi d’autres. C’est, pour beaucoup, un élément de l’identité politique et juridique française – comme la loi de 1905 d’ailleurs.

Héran croit pourtant judicieux de noter en passant, histoire de tout relativiser, que la « liberté de la presse  elle-même n’est pas fille de la Révolution française, encore moins de la loi de 1881 : on la doit au Virginia Bill of Rights, la Déclaration des droits de Virginie, promulguée en 1776, d’où elle gagnera le reste des États-Unis, puis le monde occidental ».

Influence américaine si l’on veut, mais il pourrait aussi bien citer Malesherbes  au milieu du XVIIIème  siècle et Chateaubriand en 1827, et surtout dire qu’aux Etats-Unis comme en France, l’inspiration vient d’Angleterre. Il pourrait aussi s’informer de la façon dont les républicains de 1881 ont présenté la loi sur la presse : comme l’accomplissement des promesses de la Révolution française, et non comme un texte de circonstances. On comprend l’idée générale : Héran veut nous dire que la France n’a pas cette conception intransigeante, absolue de la liberté d’expression, celle qu’on lui prête, pense-t-il, dans le débat actuel, et qu’il y a instrumentalisation de la notion à des fins islamophobes.

Les réformes depuis les années 70 ont certes créé de nouveaux délits de presse, qui sont autant d’exceptions à la liberté d’expression. Le but du législateur est de sanctionner les articles de presse qui seraient négationnistes ou qui inciteraient à la haine raciale5. Cette haine doit viser des personnes, et c’est le concept-clef en la matière : la critique de toutes les idées est permise, mais elle ne doit pas dégénérer en appel à la haine contre les personnes.

Il n’y a aucun débat sur ce fait : nulle part la liberté d’expression n’est absolue et, par le droit ou les mœurs, toute société fait respecter les « tabous » qu’elle se choisit, parfois même par le droit pénal.  Mais sur ce point, la tradition française et le droit positif ont une substance qui vient de l’histoire, et qui consiste à distinguer entre d’une part, les idées et les croyances, soumises à toutes les discussions et même à la profanation anticléricale, et d’autre part, les personnes, qui sont elles à protéger. La distinction est capitale, et connait très peu d’exceptions en droit français  Il est dans les pouvoirs du législateur d’organiser ainsi la matière, et de faire évoluer la distinction ou de la nuancer s’il le souhaite. La tradition française, en tout cas, est de la respecter le plus possible, et surtout, histoire oblige, de ne pas faire profiter les religions des protections reconnues aux personnes. D’autres pays ont des lois différentes, mais on ne voit pas pourquoi la  souveraineté nationale devrait s’effacer au profit de conceptions tout aussi respectables, admettons-le sans y regarder, mais qui ont leur place au Pakistan ou en Arabie Saoudite.

La solution de François Héran est de ne plus faire cette distinction et de protéger les croyances elles-mêmes, de les assimiler aux personnes – conception assez typique de la gauche de campus américaine.

Une recommandation indécente

Hélas, Héran va bien au-delà d’une recommandation aux professeurs de faire preuve de finesse et de pédagogie, qui pourrait faire l’unanimité si elle n’était à ce point intempestive et surtout hypocrite dans les jours qui suivent un assassinat. Cet assassinat pose d’abord la question du recours à la violence pour régler un différend d’ordre culturel et religieux, question qu’il n’aborde jamais dans sa discussion de la liberté d’expression, au mépris de l’histoire de la notion.

François Héran suggère de ne pas offenser et de considérer que l’éducation à la liberté d’expression ne doit pas passer par les caricatures de Charlie-Hebdo ni d’ailleurs par aucune atteinte aux croyances que leurs fidèles auront identifiées comme sacrées : ce serait manquer de tact et de compassion ; à l’école de s’adapter. En quoi n’est-ce pas une stratégie de renoncement ?

Le message est indécent, non qu’il faille offenser qui que ce soit et tout montrer en vrac, par provocation, ce qui serait assurément indigne, mais la finesse et la pédagogie, dans le contexte d’un débat, c’était semble-t-il ce que pratiquait ce professeur. Le débat n’était pas là, et les finasseries hypocrites de Monsieur Héran ne sont pas à la mesure des choses. Il ne reconnait pas le potentiel de violence qui est au fond de toutes les attaques contre la liberté d’expression, elle qu’on sait justement borner quand elle peut dégénérer en atteintes contre les personnes.

Quant à créer par la loi ou à la faveur d’une jurisprudence, un nouveau régime plus restrictif au nom du respect dû aux croyances, Héran ne le demande pas, mais ses référence pataudes à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en montrent la voie6. Ce serait effectivement possible, le législateur ayant le pouvoir de créer de nouveaux délits de presse et les tribunaux pouvant décider d’interpréter différemment la loi de 1881, quoique le Conseil constitutionnel (on se permettra de l’espérer)  pourrait constituer un pôle de résistance en considération de l’article 11 de la Déclaration de 1789.

On sent bien que François Héran aimerait que les tribunaux aient plus de considération pour ce qu’il croit avoir identifié comme un principe oublié, le respect dû aux croyances. Ce serait, à proprement parler, créer un délit de blasphème, ce que la jurisprudence a refusé avec constance aux intégristes catholiques, probablement trop modérés dans leur détestation. Pourquoi faudrait-il aujourd’hui donner une prime à la décapitation ?

De plus, créer une nouvelle exception légale, un nouveau délit de presse, supposerait de prévoir un régime de sanctions. Qu’on mette Dieudonné ou Soral à l’amende ou en prison pour leurs publications racistes, soit et tant mieux ; sanctionner un caricaturiste qui s’en prend, même sans tact, grossièrement à une croyance religieuse, c’est jusqu’à présent l’usage de l’Iran et des dictatures du monde arabe. Ce ne serait pas un grand progrès des libertés publiques pour la France républicaine.

Où faut-il s’arrêter ?

Au risque de se répéter, ce serait surtout revenir sur une tradition constitutive, pour beaucoup, de l’identité nationale, c’est-à-dire sur un point d’équilibre heureux entre des forces culturelles différentes, complexes, ce dont François Héran se contrefiche probablement. Son seul souci, qui n’est pas méprisable dans son principe, est de mieux intégrer de nouvelles minorités ne partageant pas (imagine-t-il) les conceptions françaises de la liberté de conscience et de la liberté d’expression. Outre le fait que c’est ainsi beaucoup mépriser le monde arabo-musulman, où de nombreux esprits revendiquent ces mêmes libertés, la question que l’on doit poser à ce triste sire est celle-ci : où vous arrêterez-vous ?  A quel aspect de la croyance ? A quel point du dogme ?

C’est en effet bien aimable et assez nouveau d’invoquer, contre la liberté d’expression et celle de la presse, le respect des croyances reconnu par la Constitution et ce principe de non nuisance déduit de la lettre de Jules Ferry (pourtant pas une source du droit, cette lettre).  Mais on voit très bien quelles affaires viendraient devant les tribunaux : un principe qu’on reconnait, ce sont des plaideurs qui se préparent, et l’islamisme a déjà montré ce qu’il pouvait demander à l’administration et en justice  –   en vain pour l’instant, sans plus de succès que  les associations intégristes catholiques, il y a peu. L’argumentaire revient cette fois par la gauche dans le registre des « accommodements raisonnables ». Or on sait bien qui sont toujours les victimes de ces accommodements, et surtout nous connaissons la liste des revendications différentialistes qui suivront, en matière de liberté d’expression puis bien au-delà des questions de liberté de la presse.  La naïveté n’est plus à l’ordre du jour, spécialement si le but c’est l’intégration et l’égalité des droits.

François Héran est un lointain et paradoxal héritier de Louis Veuillot. Le fantôme de Renan viendra bien un jour le réveiller.

 

Stéphan Alamowitch

PS – La référence à Paul Ricoeur en fin d’article, comme une dernière cartouche, vient donner une dignité abusive aux propos de François Héran. Ricoeur prend acte de la pluralité des valeurs dans une société déchristianisée. Juste, mais sans rapport avec le sujet sauf à dire que la pluralité et les confrontations parfois violentes doivent conduire à la prudence en matière de liberté d’expression. Là encore, c’est donner une prime au plus violent.

Notes

Notes
1Lettre aux professeurs d’histoire-géographie Ou comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression, La Vie des idées, 30 octobre 2020.
2D’un démographe, on se serait aussi attendu à un développement, pour le coup juste, sur le remplacement des écoles publiques par des écoles coraniques en Afrique de l’Ouest, faute de moyens, par contrecoup des politiques d’austérité budgétaire,  qui laissent des masses croissantes de jeunes gens prisonniers des pires prédicateurs.
3La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances.
4La Déclaration de 1789 est une norme de référence du contrôle de constitutionnalité exercé par le Conseil constitutionnel depuis ses décisions n os  71-44 DC du 16,juillet 1971 et 73-51 DC du 27 décembre 1973). Les droits et principes définis en 1789 ont « pleine valeur constitutionnelle » (décision n os 81-132 DC du 16janvier 1982).
5Plus précisément, les délits de presse concernent l’apologie des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, des crimes de réduction en esclavage ou d’exploitation d’une personne réduite en esclavage ou des crimes et délits de collaboration avec l’ennemi, d’une part, et provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, d’autre part (article 29). La provocation à la haine ou à la violence à l’égard de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap a été rajoutée plus récemment.
6Au demeurant, François Héran se prévaut de l’autorité d’un spécialiste du droit de la presse, Yves Bigot, mais cite sa tribune à mauvais escient, disant d’ailleurs qu’elle est à compléter.
Partage :