L’annonce d’une candidature du général de Villiers aux présidentielles serait un épisode inattendu dans la lutte des élites sociales pour conquérir les suffrages, et serait un épisode inédit dans les années récentes. Laissons de côté Napoléon-le-Grand et Napoléon-le-Petit, Pétain et De Gaulle, sinon pour noter que les parallèles avec Louis-Napoléon Bonaparte, le Badinguet de Victor Hugo, seront plus éclairants que ceux qui, à coup sûr, seront faits par les partisans dudit général avec De Gaulle et par ses opposants, avec Pétain.
Posons d’abord l’hypothèse : aux présidentielles et sans qu’il y ait de processus conscient, formel, chaque groupe social propose au pays l’un de ses représentants, non seulement pour porter ses valeurs collectives propres, mais surtout pour proposer, de bonne foi et avec toutes les illusions que permet la bonne foi, qu’elles deviennent celles du pays tout entier ; c’est bien sûr pour le plus grand bénéfice de tous (qui en douterait ?), et d’eux-mêmes à l’occasion. Que ce soit vrai ou non est un autre débat. Le candidat n’est pas un mandataire des groupes qui le soutiennent, mais plutôt une métonymie : l’élément qui représente tous les autres et en qui les autres en question se reconnaissent. La campagne électorale est le moment de cette rencontre, non pas celle d’un candidat et d’un peuple, selon la formule gaulliste applicable aux élections, mais celle d’un candidat et de sa coalition.
Avec Nicolas Sarkozy, c’est la bourgeoisie d’affaires (dans toutes ses strates, hautes et basses, du grand financier au petit patron) qui dépêchait son représentant avec mission de redresser le pays au moyen de ses valeurs libérales, entrepreneuriales, ses ambitions de réussite matérielle, partagées ensuite, grâce aux talents du candidat, par une bonne partie des classes populaires.
Avec François Hollande en 2012, c’était au tour de la technocratie issue des classes moyennes et attachée à ses racines provinciales de proposer son candidat au leadership national, avec une coalition constituée des différents segments des classes moyennes du secteur public et du secteur privé, et des valeurs qui se voulaient l’opposé de celles de Nicolas Sarkozy : distance affichée à l’égard de l’élite économique, rejet de la Finance, mais néanmoins souci de modernisation économique.
Comme dans le cas de Nicolas Sarkozy, les valeurs du leader et de sa coalition, leurs projets pour la nation ont fini par être rejetés. Sarkozy est vulgaire, Hollande est nul en économie – reproches adressés à l’homme et aux groupes dont ils sont les représentants…Les historiens feront le tri.
Avec Emmanuel Macron en 2017, venait faire son numéro de charme au pays un membre de la technocratie parisienne lié à l’aristocratie financière, pour reprendre les termes de Marx dans Le 18 Brumaire, utile à relire en ce moment, et appuyé par une bonne partie de la bourgeoisie et de la classes moyenne managériales (des diplômes et des projets plus que du capital industriel ou commercial), tous venus avec leurs valeurs. D’où la confiance de principe dans les talents de l’élite des affaires pour sortir le pays de la crise économique, arrêter le déclassement industriel et relancer la création d’emploi. Il faut bien constater que ces valeurs sont aujourd’hui rejetées, à tort ou à raison, par une part substantielle de l’opinion, même si elles restent populaires dans les groupes où elles sont nées. De toute façon, la crise sanitaire rendra presque invisibles les succès économiques enregistrés1).
Si le général de Villiers est candidat, et gageons qu’il peut l’emporter tant le pays est désorienté et la droite républicaine désemparée, ce sera cette fois l’élite militaire qui proposera une solution à l’ensemble de l’électorat. On en connait les valeurs (ordre, unité, patriotisme…et surtout : ordre), et on imagine bien le message ambigu, sciemment ambigu qui sera le sien afin de ramasser des voix dans tous les secteurs de l’opinion et déjouer la défiance envers un militaire.
Sa coalition est néanmoins assez prévisible. On imagine derrière lui, comme une troupe massée derrière son capitaine, la bourgeoisie à patrimoine, les forces de l’ordre et l’ensemble des classes populaires qui ont formé les bataillons de Gilets Jaunes, semaines après semaine, ou les ont jugés proches de leurs préoccupations2. Il réussirait ainsi là où la famille Le Pen et son parti, lesté de son passé dans la Collaboration et l’Algérie française, ont jusqu’à présent échoué. Contre lui, il aura la majorité de la bourgeoisie managériale et des classes moyennes à diplômes, qui revoteront pour l’actuel président ou qui reviendront vers les différents candidats de gauche.
Il n’est pas très difficile d’imaginer les groupes qui se reconnaitront dans cette candidature et les valeurs qui seront candidates à l’hégémonie politique3!
Perspective guère réjouissante pour ce qu’elle dit de l’opinion française et de l’état des partis de gouvernement. On ne voit pas non plus ce qu’un passé de chef d’état-major annonce de positif pour le pays ni quelle proposition à destination de l’ensemble de la société peut en venir, une fois passé le temps des slogans de campagne. Après la start up nation et les « premiers de cordée », le régiment et les chefs de corps !
Si cela se produit, parions-le encore, c’est la technocratie la plus classique qui continuera de diriger le pays, avec son talent, ses limites et ses lacunes.
Serge Soudray
Notes
↑1 | La réélection exigera une grande adresse tactique, dans un un paysage politique devenu un puzzle (trois ou quatre candidats à gauche, deux ou trois candidats à droite. |
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↑2 | Il fallait toute la cécité habituelle de l’extrême-gauche pour voir dans les Gilets Jaunes un mouvement progressiste. Laurent Berger et Jacques Julliard, eux, ne s’y sont pas trompés.], et ce mouvement sera pour lui ce qu’a été, aux présidentielles de novembre 1848, la paysannerie pour Louis-Napoléon Bonaparte[3. Il pourrait aussi capter, malgré le grand écart culturel, une partie de ces enseignants qui constatent les errements de la gauche sur le « multiculturalisme », surtout depuis l’assassinat du professeur Paty. |
↑3 | Ce candidat se gardera probablement d’insister sur les valeurs catholiques. Son patronyme lui garantit de toute façon le succès dans cette partie de l’opinion, et l’échec de Bellamy aux dernières élections signale que le pays ne veut pas du retour des calotins, même à droite. |