Ondine a jailli des eaux au XVIIIe siècle, en pays germaniques. Comme ses cousines nymphes, naïades, Lorelei, qui peuplent fleuves, lacs, Rhin ou Danube, toutes descendantes des sirènes antiques et méditerranéennes, elle a obsédé l’esprit des poètes et écrivains allemands, du jeune Goethe au très berlinois et descendant de Huguenots Friedrich de la Motte Fouqué, en passant par Clemens Brentano et Heinrich Heine, sans oublier les frères Grimm et leur « Nymphe de l’étang ».
Mise à l’honneur par la pensée romantique, elle symbolise le surgissement de l’élément féminin perturbateur qui déstabilise la toute puissante Raison des Lumières, menaçant l’ordre établi des choses en révélant des forces souterraines, insoupçonnées, inconscientes ou oubliées, trop longtemps refoulées.
Ondine est le neuvième et dernier long métrage, après Barbara, Phoenix, Transit, du réalisateur allemand Christian Petzold. Doublement primé lors de la Berlinale 2020 par le Grand prix de la critique internationale, ainsi que par l’Ours d’argent remis à Paula Beer pour son interprétation du rôle-titre, le film actualise le mythe germanique. Dans le sillage de la réécriture qu’en fit Ingeborg Bachmann dans la nouvelle publiée en 1961 (Ondine s’en va Cf. https://www.oeuvresouvertes.net), l’Ondine de Petzold est une femme libre, indépendante, maîtresse de son action et de son discours, une femme moderne qui reste cependant intimement ancrée dans le passé de la ville où elle vit et travaille et dans la culture européenne dont elle est issue. Docteure en histoire, elle exerce en freelance au musée berlinois proche du Köllnischer Park, où est reconstituée, notamment grâce à des maquettes, l’histoire de la capitale allemande. Grâce à elle, le film n’est pas seulement une très belle histoire d’amour, il nous convie à un voyage archéologique à travers Berlin, là où la modernité et le passé sont enchevêtrés, à l’instar du Humboldt Forum au centre de la ville, où prochainement, en décembre 2020, derrière la façade baroque reconstituée du château de XVIIIe siècle, qui fut fortement endommagé durant la Seconde Guerre mondiale, puis finalement rasé aux premiers temps de la République Démocratique allemande, 42000 m2 de locaux ultra-modernes témoigneront qu’on ne peut dissocier le progrès du passé.
C’est en se rendant vers ce lieu, étroitement enlacée par Christoph (Franz Rogowski), avec lequel elle partage un amour passionné, qu’Ondine est rattrapée par son passé. Sur leur chemin, ils croisent en effet son ancien ami et amant, Johannes, celui qui l’a trahie pour une autre femme. Le cœur d’Ondine s’arrête de battre quelques instants. Comme dans la nouvelle de Fouqué, elle s’était montrée menaçante, lorsque son amant lui avait annoncé qu’il la quittait, au début du film : « Si tu me quittes, je dois te tuer, tu le sais ». Cependant, contrairement au conte originel, personne n’avait édicté pour elle ce verdict en loi. Elle choisit donc librement d’y renoncer pour se consacrer à un nouvel amour, lorsqu’elle rencontre Christoph, le soudeur scaphandrier. Christoph répare les fondations des ponts et barrages, et découvre un jour le nom de son amante écrit au fond du lac où il plonge et que hante un énorme silure à la tête massive et la bouche dentée, énigmatique et inquiétant, incarnation probable de Kühlborn (« source fraîche »), l’oncle mythique d’Ondine, celui qui ne manque pas de lui rappeler, de temps à autre, qu’elle vient de l’eau …
Christian Petzold joue ainsi avec les éléments du conte qu’il réinvente pour faire d’Ondine l’incarnation d’un art cinématographique qui, grâce à la caméra magnifique de Hans Fromm, transpose magistralement la voix des éléments, ose érotiser l’intellect et spiritualiser la nature, et nous transporter dans un monde autre où les mots et les noms, comme en littérature, ont une performativité, où l’amour est sans compromission et l’infidélité punie de mort.
Françoise Rétif
Lire aussi dans Contreligne
Le cinéma allemand dans Contreligne (Barbara, Phoenix…), et de Françoise Rétif, Ingeborg Bachmann