Le titre de l’ouvrage, Confessions d’un bon à rien, est trompeur car à la vérité le bon à rien Elie Barnavi s’avère un observateur lucide et remarquablement informé de l’histoire européenne et israélienne de ces 50 dernières années. Bref un bon élève ! Car le fil conducteur de l’ouvrage est bien entendu son rapport très particulier à sa double identité, israélienne et européenne. De ce point de vue et on y reviendra, ses analyses sur l’Europe sont très pénétrantes et assez éloignées de fait du prêchi prêcha européiste habituel. Elie Barnavi est un homme de gauche, il le dit et le redit. Mais chez lui l’historien tempère toujours les élans du militant et il ne cache jamais les faiblesses de son camp surtout lorsque cela concerne des sujets brûlants tant au niveau européen qu’israélien. Car Elie Barnavi a été confronté très jeune au tragique de l’histoire.
De la Roumanie communiste à Israël
Du départ de ses parents de la Roumanie communiste où l’antisémitisme commençait à sévir à son arrivée dans le jeune Etat israélien à sa participation à la guerre des 6 jours, Elie Barnavi a payé de sa personne comme on dit et lorsqu’il parle de paix il sait pourquoi ! Plutôt agnostique du point de vue de la foi, le jeune étudiant en science politique et en histoire va très tôt s’intéresser à l’irruption du religieux dans le champ politique. Il va le faire au travers de son travail de thèse qui va l’amener à s’intéresser à la Ligue qui en France, à la fin du XVIème siècle, va fédérer les ultras du catholicisme dans une force politique qui va compter. Cette irruption du religieux dans le champ politique et les clivages qu’elle va susciter ne vont cesser d’interroger Elie Barnavi car bien entendu les résonnances avec l’histoire politique israélienne sont évidentes. Il y a une chose que redoute en vérité Barnavi, ce n’est pas tant le religieux en soi que son instrumentalisation politique. Et sur cette question, reconnaît l’auteur la gauche israélienne n’a jamais su trouver de réponses viables sur le long terme tant les compromis passés avec les autorités religieuses lors de la fondation de l’Etat israélien s’avèreront difficiles à gérer quand le parti travailliste perdra son hégémonie. Lorsqu’il conseille à Jospin de ne pas céder face aux collégiennes voilées de Creil, là encore ce n’est pas tant le militant qui parle que l’historien et l’homme qui a été confronté très tôt à ces problématiques. Il faut lire les pages que Barnavi consacre à cette affaire et le conseil prémonitoire qu’il donna à Lionel Jospin alors ministre de l’Éducation nationale. Avec le recul on se rend compte à quel point les bonnes intentions ne font jamais de bonnes politiques.
Elie Barnavi ne cherche pas à plaire où à dresser des portraits convenus ou attendus des personnes qu’il a rencontrées
En quelques lignes remarquables de lucidité, Barnavi condense toutes les contradictions de la gauche face à cette épineuse question. Mais contrairement à ses camarades socialistes français, lui, sur cette question, a les idées claires, et cette clarté on la retrouve sur bien d’autres sujets.
Une grande partie de l’ouvrage concerne, on s’en doute, l’Europe et le rapport complexe des juifs à ce continent. Les fondateurs de l’Etat israélien étaient bien entendu profondément imprégnés des valeurs européennes et pour beaucoup se définissaient comme européens. Mais Barnavi souligne aussi que l’Europe a été aussi pour les juifs une terre d’extrême souffrance et que dans le rapport des juifs à l’Europe on ne doit jamais l’oublier. Selon la formule de François Furet « les sionistes ont tourné le dos à l’Europe pour mieux l’emporter avec eux ». S’agissant de l’Europe, nos politiques tireraient profit à lire les pages lumineuses que Barnavi lui consacre. Pour Barnavi, l’Europe est d’abord une civilisation forgée par l’histoire… et le christianisme. Définir l’Europe par des termes aussi creux que valeurs ou diversité est pour lui un non-sens absolu. Beaucoup de pays, fait-il remarquer, partagent les valeurs qui sont peu ou prou celles de l’Europe, pour autant ces pays ne font pas partie de l’Europe !
L’Europe comme unité
De la même façon, l’historien Barnavi sait trop bien que ce qui a caractérisé la civilisation européenne c’est plus son unité que sa diversité. Dans l’épineux débat sur les racines de l’Europe, Barnavi n’hésite pas à souligner l’erreur qui consista à ne pas y inclure le legs chrétien. Il faut citer à ce propos l’auteur car ce qu’il dit va bien au-delà du débat habituel sur la question « je rappelle à Gérard (Unger) que mentionner les racines chrétiennes de l’Europe ne signifiait pas fabriquer une Europe chrétienne, cela signifiait seulement que les européens savaient d’où ils venaient afin de savoir où ils voulaient aller…». On sait que ce débat est aussi récurrent en Israël ou beaucoup pensent que le caractère juif de l’Etat serait un obstacle à l’intégration des non-juifs ! En est-on si sûrs ? Cette façon d’appréhender l’identité de la part des politiques européens pèse aussi très lourdement sur leur relation à Israël. Pour beaucoup d’entre eux, l’Etat israélien est une relique du XIXème siècle et son incapacité à entrer dans l’ère post-moderne de la construction étatique expliquerait une bonne partie de ses problèmes. On serait tenté de répondre à ces contempteurs que l’Etat israélien a une politique étrangère autrement plus efficace que celle de l’Europe et qu’en matière d’intégration l’Europe n’a guère de leçons à donner !
Sur la question fascinante de la judaïté, Barnavi écrit aussi des pages qui ne raviront pas forcément ses amis progressistes… Mais c’est ainsi car Barnavi ne cherche pas à plaire où à dresser des portraits convenus ou attendus des personnes qu’il a rencontrées. Les faiblesses comme la grandeur de ces personnes ne sont jamais cachées. On lira avec intérêt à ce sujet les quelques lignes que Barnavi consacre à Dominique Strauss-Kahn et à ses comportements douteux mais pour autant il crédite l’homme politique français de qualités certaines notamment humaines. C’est parfois un peu cru mais jamais méchant. Comme Péguy, Barnavi dit ce qu’il voit. Ainsi le portrait qu’il fait de Sharon déplaira certainement aux adeptes de la diabolisation. Ayant écrit sur les élections israéliennes de 1977, j’attendais bien évidemment avec beaucoup d’intérêt les pages que Barnavi consacre à l’évènement. On se rend compte à quel point ces élections ont été vécues comme un traumatisme par toute une génération qui n’avait connu, de fait, que la gauche au pouvoir. C’est un monde qui s’écroulait et c’était celui de l’auteur ! Juif de l’est, idéal-type de ces israéliens intellos fustigés par la droite, Barnavi comprend que quelque chose de fondamental est en train de se passer. En est-il pour autant surpris ? A la vérité pas tant que cela car en historien, Barnavi avait compris que des tendances lourdes étaient à l’œuvre en Israël et que l’émigration orientale des années 50 et 60 allait bouleverser les équilibres politiques. On ne trouvera pas dans cet ouvrage de portraits au vitriol de Jabotinsky ou de Begin. Barnavi ne les apprécie guère mais contrairement à beaucoup de ses camarades il n’en fait pas des proto-fascistes. Il reconnait même leur attachement profond au régime parlementaire.
De la même façon, il reconnait que Begin a favorisé l’intégration des juifs orientaux. Sa détestation de Netanyahou ne tient pas seulement à des raisons politiques mais plus sûrement à des raisons morales. Les pages qu’il consacre à son implication dans le mouvement de rénovation de la gauche israélienne après ces élections sont aussi très intéressantes. Barnavi a bien connu des personnages centraux de la vie politique israélienne comme Shimon Peres, Ehud Barak, Shlomo Ben-Ami. Les portraits qu’il en dresse sont intéressants. Là aussi nulle complaisance partisane, ce qui doit être dit est dit et l’analyse lucide qu’il fait des faiblesses de son propre camp est méritoire. Pour tous ceux qui s’intéressent à la vie politique israélienne, c’est là un témoignage important de quelqu’un qui ne confond pas engagement politique et cécité.
Un ambassadeur averti mais empêtré
Son poste d’ambassadeur de France au début des années 2000 ne nous apporte pas forcément les pages les plus intéressantes sur notre pays, car à vrai dire depuis ses années d’études, Barnavi connaissait parfaitement la France. Un homme aussi instruit de son histoire et de sa culture ne pouvait pas être un mauvais ambassadeur ! Là où l’affaire devient plus cocasse, c’est le moment où Barnavi dut continuer à représenter son pays alors même que la majorité politique avait changé ! Mais un ambassadeur représente toujours son Etat, et non pas seulement la majorité du moment, et surtout quand cet Etat connait des évènements dramatiques.
Si Barnavi a toujours été un partisan de la solution des deux Etats, il est assez lucide sur le partenaire palestinien et les relations amicales avec tel ou tel leader palestinien ne lui font pas perdre sa lucidité sur le long chemin à parcourir pour parvenir à la paix. Barnavi reste un homme de gauche mais serons tentés de dire d’une gauche classique attaché à un certain nombre de valeurs et lorsqu’il retourne à l’université après une longue absence il est sans complaisance avec le politiquement correct importé des Etats-Unis qui commence à sévir aussi sur les campus israéliens. Là où tant de ses collègues européens et américains préfèrent ne rien dire ou acquiescer, Barnavi dit ce qu’il pense de ce nouveau progressisme inquisitorial et des menaces qu’il fait peser sur la liberté d’expression. Le constat qu’il fait du monde universitaire vaut pour nous tous. Il est lourd de menaces. Quand ceux qui sont censés promouvoir l’intelligence cèdent aux sirènes de la simplification outrancière où à la diabolisation, la démocratie est menacée dans ses fondements mêmes. On l’a dit un des grands combats qu’a menés Barnavi restera celui de l’Europe et on peut dire qu’à ce niveau son implication a été totale. Sans lui, le musée de l’Europe n’aurait certainement jamais existé. Barnavi ne cache rien des difficultés et s’il a souvent été aidé à d’autres moments et sur des sujets importants les politiques européens l’ont aussi, quelques fois, lâché !
Ces confessions sont aussi émouvantes et Barnavi ne cache rien des drames familiaux qui l’ont touché et les dernières pages de l’ouvrage sont consacrées au suicide de sa fille. La conclusion n’est pas optimiste et pourrait-elle l’être ? Barnavi ne souscrit pas aux thèses sur la fin de l’histoire, il sait que l’histoire est tragique. Son rôle, conclut-il, est peut-être celui de la vigie qui alerte et essaie d’empêcher le convoi de se précipiter dans le précipice….
Jean-Claude Pacitto
« Confessions d’un bon à rien », d’Elie Barnavi, Grasset, 512 p., 25 €, numérique 17 €.