Les canots de sauvetage entre Glasgow et Bruzgi

Pendant les trois derniers jours de la COP 26 à Glasgow, alors que diplomates et écologistes s’asseyaient autour de tables pour une dernière journée de négociation à Glasgow, un groupe d’environ 2 000 demandeurs d’asile restait bloqué dans un camp de fortune du côté biélorusse de Bruzgi, le poste frontière international avec la Pologne, et recevaient l’aide humanitaire des agences des Nations unies. La COP 26 à Glasgow, le camp de réfugiés de Brungzi… C’est l’occasion de tenter un parallèle entre Glasgow et Bruzgi, et de proposer une lecture de ces deux événements au regard du droit international.

Jan-Anton Neuhis (1832-1891), L’émigration des Huguenots

L’émergence d’une norme coutumière contre les émissions illimitées de gaz à effet de serre ?

Certains ont quitté Glasgow déçus, voire, comme Greta Thunberg, dépités que la réunion n’ait pas débouché sur de réels progrès, dans une réponse internationale efficace à la catastrophe en cours. Cependant, si l’on considère la réunion comme un aspect de l’évolution de la scène internationale, il s’est passé quelque chose d’important. Une norme de droit international coutumier contre les émissions illimitées de gaz à effet de serre, en particulier celles provenant des énergies basées sur le charbon, a commencé à émerger et à être articulée. Il est encore difficile de prendre la mesure des pratiques étatiques et des réflexions juridiques aujourd’hui en cours. Mais le texte du Pacte climatique de Glasgow reflète, dans une certaine mesure, l’évolution sous-jacente. C’est ainsi qu’à l’article 17 du Pacte, les États membres reconnaissent la nécessité de « réduire durablement les émissions mondiales de gaz à effet de serre, notamment en réduisant les émissions mondiales de dioxyde de carbone de 45 % d’ici 2030 par rapport au niveau de 2010 et en les ramenant à un niveau net nul vers le milieu du siècle […] ».

Le contexte est important.  En mai, un tribunal de district de La Haye, anticipant l’article 17 du Pacte, jugeait que la Dutch Shell devait réduire ses émissions de carbone de 45 % d’ici à la fin de 2030 par rapport à 2019. Le tribunal de district néerlandais se fondait sur l’Accord de Paris ainsi que sur les COP précédentes. Il faut aussi rappeler que peu avant la réunion de Glasgow, en octobre 2021, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies reconnaissait que le fait de disposer d’un environnement propre, sain et durable était un droit de l’homme. Le souci d’une protection juridique internationale de la planète semble être également arrivé jusqu’au tribunaux américains. Il y a quelques jours, un juge fédéral de Washington DC révoquait des concessions pétrolières et gazières en invoquant les risques climatiques.

Il ne faut pas surestimer l’importance de ces développements, loin d’être suffisants pour relever le défi climatique, enjeu majeur pour la population européenne, sans parler de la population mondiale. Ce qui commence à apparaître, c’est simplement une certaine orientation, une flèche vers une nouvelle norme, et qui est peut-être plus prononcée dans l’espace européen qu’ailleurs, entre Glasgow à l’Ouest, et Bruzgi à l’Est. Avec toutes ces réserves, il faut reconnaitre qu’il se passe quelque chose.

La chute d’une norme coutumière contre le refoulement ?

Vers l’Est : que s’est-il passé à Bruzgi ? Alors qu’émerge peu à peu une nouvelle norme du droit international, les plaines enneigées et les forêts de Biélorussie ont vu la chute et le quasi-enterrement d’une autre de ces normes internationales. Il faut remonter au début de la pandémie, dans un espace marqué par une ligne de fracture entre le nord et le sud du monde, quand sont décidées en mars 2020 des expulsions collectives, avec des politiques systématiques de refoulement aux frontières, au sud des États-Unis et au sud de l’Union européenne.

Du côté américain, la politique d’expulsion est menée en vertu du « Titre 42 », qui donne une base légale à l’éloignement des personnes ayant récemment séjourné dans un pays où une « maladie transmissible » était présente. Comme l’explique Jaya Ramji-Nogales, cette politique fut mise en œuvre malgré les objections du directeur des Centres de contrôle et de prévention des maladies de l’époque, le Dr Robert Redfield. Joe Biden a remplacé Donald Trump à Washington, mais son administration continue de défendre cette politique devant les tribunaux, contre l’avis de juristes particulièrement éminents.

Dessin d’Itamar Mann

Du côté européen, mars 2020 a vu le début des expulsions collectives systématiques aux frontières gréco-turques. Il s’agissait notamment de ce que l’on appelle les « drift-backs » en mer Égée, par lesquels la Grèce abandonne les demandeurs d’asile sur des navires non susceptibles de naviguer. Des journalistes de grands journaux tels Der Spiegel, The Guardian et The New York Times ont rapporté cette pratique si cruelle qui, comme Niamh Keady-Tabbal et moi-même l’avons affirmé, s’apparente à de la torture. La situation sur la route migratoire de la Méditerranée centrale est un peu plus complexe. Mais là aussi, depuis que le Covid-19 a atteint l’Europe, l’Italie et Malte ont adopté des politiques qui peuvent s’apparenter à des violations systématiques de la règle de non-refoulement. Il s’agit généralement de « pull-backs » effectués par les garde-côtes libyens. Malgré de multiples contestations juridiques, la Commission européenne n’a pas suspendu l’implication de l’Union européenne dans ces situations délicates, et continue de financer ces opérations.

À l’automne 2021, cette violence aux frontières a touché le nord-est de l’Europe, lors des passages massifs non autorisés en provenance de Biélorussie. Demandeurs d’asile et migrants du Moyen-Orient et d’Afghanistan ont été confrontés à des refoulements particulièrement violents, dont les images spectaculaires sont vite devenues virales. Lorsqu’en septembre 2021, la Cour européenne des droits de l’homme a accordé des mesures provisoires en vertu de l’article 39 de son Règlement contre l’expulsion des Afghans, celles-ci ont été partiellement ignorées par les États membres du Conseil de l’Europe. Malgré les mesures provisoires prononcées spécifiquement à l’encontre de la Pologne, il est désormais permis de se demander si la Cour européenne des droits de l’homme peut jouer un rôle quelconque pour mettre fin aux refoulements de masse comme il s’en est produit en Biélorussie.

La question de savoir quand une norme de droit international coutumier disparaît est difficile à trancher pour les spécialistes du droit international. Alors que certains, comme James Hathaway, ont longtemps soutenu que le non-refoulement n’a jamais été une norme coutumière, d’autres, comme Jane McAdam, soutiendraient probablement que la norme existe toujours en droit coutumier. La rhétorique déplorant la disparition du droit international est bien connue, et les lamentations sur la mort du droit des réfugiés sont nombreuses depuis les années 1990. Quelles que soient les positions sur cette question de principe un élément important du droit international coutumier est que les États se « sentent » obligés. S’agissant de la norme interdisant ce genre de refoulement aux frontières, ce sentiment d’obligation paraît fondre plus vite que le permafrost.

La politique du canot de sauvetage armé

Mon hypothèse ici est que cette montée d’une nouvelle norme relative à l’environnement et cette chute simultanées de la norme contre le refoulement aux frontières ne doivent pas être perçues comme deux processus antagonistes. Il est peut-être plus fructueux de les considérer comme les deux faces d’une même pièce. Le processus est double :

Le monde tel que nous l’avons connu  Le monde tel qu’il se dessine
Règle internationale coutumièreNon-refoulementEmission de gaz à effet de serre
Pas de règle internationale coutumièreEmission de gaz à effet de serreNon-refoulement

Quel genre de monde ce tableau véhicule-t-il ? Une option est que le double processus fournit une preuve supplémentaire que nous allons vers ce que l’écrivain indien Amitav Ghosh appelait dans son livre de 2016 Le grand dérangement la « politique du canot de sauvetage armé. » L’image du canot de sauvetage armé évoque un monde de crises climatiques multiples et de montée générale des eaux. Dans ce monde, chaque nation est comme un radeau armé, cherchant à naviguer, et belliqueux, qui élimine tout ce qui peut lui ajouter un poids supplémentaire.

En limitant les gaz à effet de serre, les pays du Nord tentent de se protéger contre les pertes en vies humaines, en biens et en bien-être qu’entraîne le changement climatique. Mais les mesures prises jusqu’à présent sont encore assez dérisoires. Elles ne suffiront pas à protéger le monde entier des pires conséquences du changement climatique. Les communautés agricoles des zones rurales de Syrie et d’Irak, par exemple, pourraient être condamnées par la crise climatique dans tous les scénarios imaginables, comme l’a montré le journaliste Peter Schwartzstein. Pour ceux qui continueront à être déplacés par le changement climatique et ses conséquences économiques et sanitaires, le canot de sauvetage européen – même s’il est de moins en moins dépendant du carbone – ne se borne pas à rejeter le principe de non-refoulement. Il fourbit ses armes.

Mobilités vertes

Fridtjof Nansen, explorateur, diplomate norvégien, Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés

Je ne demande pas aux défenseurs des droits de l’homme d’abandonner leurs efforts pour faire respecter la norme de non-refoulement, qui a même parfois été reconnue comme contraignante en tant que jus cogens, indépendamment du consentement de l’État. Mais il est peut-être aussi temps d’inscrire le droit des migrations dans le régime du droit climatique qui semble se consolider. Le droit des réfugiés et le droit d’asile sont consacrés par la Convention de 1951 sur les réfugiés, qui les protège des persécutions fondées sur « la race, la religion, la nationalité, l’appartenance à un certain groupe social ou les opinions politiques ». Ces catégories appartiennent directement à la mémoire culturelle des persécutions de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide. Mais dès 2011, un groupe de scientifiques dirigés par Richard Black, dans un article important paru dans Nature, Migration as Adaptation, proposaient de voir les migrations comme un outil politique important pour faire face à la crise climatique. Migration as Adaptation et d’autres interventions similaires ont suscité l’intérêt des juristes. Par exemple, Alexander Aleinikoff et Leah Zamore ont examiné comment le changement climatique conduisait à un changement de paradigme dans la protection des personnes déplacées. Comme ils l’écrivent à propos de la crise climatique, « il existe déjà un consensus sur le fait que les normes de protection internationale s’appliquent dans cette situation. Le défi consiste à déterminer la nature de la protection à appliquer, et non pas à savoir si elle sera appliquée ou non. »

Et pourtant, le discours environnemental n’a toujours pas évolué, dans sa terminologie ou son cadre conceptuel, sur cette question des migrations. Dans son récent roman de fiction climatique, The Ministry for the Future, Kim Stanley Robinson suggère un traité qui renouvellerait les « passeports Nansen » du début du 20ème siècle qui permettaient aux réfugiés et aux apatrides de franchir les frontières. Il faut poursuivre cette réflexion : les États peuvent-ils, par exemple, se mettre d’accord sur des « visas verts » qui donneraient aux travailleurs des industries à faibles émissions de carbone davantage de possibilités de se déplacer au-delà des frontières ? Ceci pourrait avoir des externalités positives au niveau mondial.

Il est peut-être risqué d’essayer de réformer le régime des migrations alors que le cadre légal conçu contre le changement climatique est encore fragile. Le risque serait de susciter des réactions politiques nuisibles aux progrès minimes récemment accomplis dans la lutte contre les émissions de combustibles fossiles. C’est néanmoins nécessaire si l’on veut éviter la logique de l’affrontement entre canots de sauvetage surarmés.

Itamar Mann

Itamar Mann est maître de conférences à la faculté de droit de l’université de Haïfa. Ses recherches portent sur le droit international et la théorie politique, et plus particulièrement sur les questions juridiques, politiques et éthiques que soulèvent les réfugiés et les migrants.

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