Pour tout compositeur français du dix-neuvième siècle, le prix de Rome de musique, institué en 1803, était presque un passage obligé, à plus forte raison pour ceux qui se destinaient à la carrière lyrique. Si Delibes et Saint-Saëns font exception, pour des raisons différentes l’un et l’autre, Berlioz, Gounod, Massenet et Debussy confirment la règle. Georges Bizet1, brillant élève du Conservatoire où il était entré en 1848, quelques semaines avant son dixième anniversaire, ne pouvait que suivre lui aussi cette voie royale. Après une première tentative en 1853, à l’âge de 14 ans, puis un second prix en 1856, il remportait un premier grand prix l’année suivante avec la cantate Clovis et Clotilde. En décembre 1857, Bizet quittait donc Paris, sa ville natale, pour l’Italie, dont il ne reviendrait qu’en septembre 1860. Ces 33 mois que reconstitue le livre de Hugh Macdonald sont l’unique séjour de Bizet en dehors de France, à part de courtes visites à Bruxelles et à Baden Baden. En fait, il n’allait pratiquement jamais quitter la région parisienne entre son retour de Rome et sa mort à Bougival d’un accident cardiaque, le 3 juin 1875, alors qu’il était dans sa trente-septième année.
« Rome n’a eu que trois années de ma vie, mais c’est ma vraie patrie ! » écrivait Bizet en février 1870 à un certain Achille Vogue dans une lettre reproduite à la fin de la postface. Par bonheur, cette période peut être restituée par les documents ici réunis : les carnets de voyage tenus par le compositeur – le seul journal qui subsiste de lui – et les lettres qu’il adressait à ses parents, auxquelles sont jointes d’autres correspondances, avec Gounod notamment, ainsi qu’avec Antoine Marmontel, professeur de piano de Bizet dès avant l’entrée de celui-ci au Conservatoire. Ces échanges épistolaires, qui permettent de combler les vides du journal, n’étaient pas inconnus : les lettres à Marmontel étaient citées en larges extraits dans les souvenirs de celui-ci, parus en 1881, et les lettres à Gounod étaient parues dans la Revue de Paris en 1899. Louis Ganderax, codirecteur de cette même revue, avait publié en volume les lettres familiales en 1907, mais avec d’innombrables coupures et des erreurs de datation. Quant au journal, bien qu’exploité et cité par Mina Curtiss, qui l’avait acquis des héritiers de Bizet, dans son importante biographie du compositeur, parue en 1958 (et en français trois ans plus tard), il est demeuré essentiellement inédit jusqu’à ce jour. Aujourd’hui préservé à la BnF, à laquelle Curtiss en avait fait don ainsi que de la correspondance familiale qu’elle avait également acquise, il est donc ici présenté intégralement pour la première fois. Comme le souligne Hugh Macdonald, ces témoignages sont d’autant plus précieux que Bizet a peu écrit par la suite et, mort jeune, n’a pas laissé de souvenirs. C’est donc ici que l’on peut suivre la naissance de son identité créatrice, pour reprendre le sous-titre de la biographie d’Hervé Lacombe publiée chez Fayard en 2000.
Âgé de dix-neuf ans lors de son départ pour Rome, Bizet était le plus jeune des 22 pensionnaires de la Villa Médicis, dont le directeur, le peintre Victor Schnetz, a visiblement été séduit par sa « nature si honnête et si franche » qui avait frappé Marmontel et qui s’exprime librement à travers ces pages. Bizet s’entendait moyennement avec Charles Colin, l’autre premier grand prix de 1857 (aucun n’avait été décerné l’année précédente) et allait être pareillement déçu par Samuel David, le compositeur primé en 1858. En revanche, une solide amitié devait le lier à Ernest Guiraud, le lauréat de 1859, et dont la trace subsiste avec les récitatifs que Guiraud réalisa après la mort de son ami en vue de la création viennoise de Carmen, et qui, bien que destinés aux exécutions en langue étrangère – ou, en France, aux théâtres ne disposant pas d’une troupe d’opéra-comique –, se sont imposés depuis au détriment de la version originale avec dialogues parlés. Parmi les non-musiciens, Bizet était particulièrement en bons termes avec l’architecte Joseph Heim, dont la santé chancelante devait le contraindre à quitter la Villa prématurément, et avec les peintres Félix Giacomotti, Charles Sellier et Jules Didier, ce dernier son compagnon de voyage en Campanie et à Naples à l’été 1859. Henner (prix de Rome en 1858) est brièvement mentionné, mais Bizet ne semble pas avoir fréquenté Carpeaux, primé en 1854 et toujours résident à Rome. Par contre il a sympathisé avec Gustave Moreau, qui avait échoué au concours mais séjournait alors à Rome, ainsi qu’avec le brillant Edmond About, qui venait de se faire connaître avec Le Roi des montagnes.
La musique occupe naturellement place importante dans la correspondance romaine de Bizet. Il y est question de ses propres travaux en vue de satisfaire à l’obligation des traditionnels « envois » à l’Académie : un Te Deum en 1858, partition qui lui a donné beaucoup de mal, vu son peu d’appétence en matière de musique religieuse, et qui n’en contient pas moins des pages frappantes, pratiquement inconnue jusqu’à sa publication en 1971 ; en 1859 l’opéra-bouffe Don Procopio, adapté d’un livret italien préexistant, « dans le genre de Don Pasquale » comme l’écrit Bizet à sa mère, créé posthumement à Monte-Carlo en 1906 dans une version complétée par Charles Malherbe et Paul de Choudens, et dont Hugh Macdonald prépare actuellement une édition conforme à l’original ; et en 1860 Vasco de Gama, « ode-symphonie » dans la tradition du Désert de Félicien David, dont Bizet n’a achevé – et envoyé à l’Institut – que la première partie. Il est aussi brièvement question de la symphonie traditionnellement connue sous le nom de Roma, mais dont une lettre d’août 1860 à Aimée Bizetrévèle que les quatre mouvements devaient évoquer successivement Rome, Florence, Venise et Naples : retravaillée, elle fut créée en 1869 et publiée en 1880 sous l’appellation « 3me suite de concert ». Mais Bizet évoque également divers projets non réalisés, comme un opéra d’après Le Tonnelier de Nuremberg d’E.T.A. Hoffmann et un autre sur le livret écrit par Victor Hugo pour La Esmeralda de Louise Bertin (1836). Non liée à un projet précis, une note de journal du 25 août 1865 mentionnant Mérimée marque, comme le fait observer Hugh Macdonald, la première rencontre dont on ait trace entre cet auteur et le compositeur de Carmen.
S’il faut faire la part d’une arrogance juvénile bien compréhensible dans les jugements exprimés par Bizet sur les compositeurs de son temps (notamment Verdi et Wagner), il est intéressant de le voir suivre avec attention la vie musicale parisienne, et notamment la percée de Gounod, dont il pouvait se considérer comme le principal protégé. On le voit se réjouir du succès de son Médecin malgré lui au Théâtre-Lyrique en janvier 1858 et de la reprise de Sapho à l’Opéra. Mais ce sont surtout les longs préparatifs de Faust qui le préoccupent, et ce d’autant plus que le rôle-titre était promis au ténor grenoblois Hector Gruyer, élève du père de Bizet, qu’une vive amitié liait à ce dernier. Or, à la grande horreur du clan Bizet, Gruyer, alias Guardi sur scène, s’enroua lors des répétitions et dut être remplacé en dernière minute par le Toulousain Jules Barbot qui créa le rôle au Théâtre-Lyrique le 19 mars 1859. Guardi finit par chanter Faust à la reprise de septembre mais dut déclarer forfait après quatre représentations. Le livre nous fait assister presque en direct à cet épisode, qui jeta un froid sur les relations entre Gounod et son disciple. (Quant à Guardi, on l’entendit encore en 1860 dans Fidelio, monté par le Théâtre-Lyrique avec Pauline Viardot dans le rôle-titre, et où il chantait Florestan – ou plutôt Jean Galéas dans l’adaptation de Barbier et Carré ; après quoi il poursuivit sa carrière en Italie avant de se réinstaller en Isère, où il devint conseiller général et mourut octogénaire en 1908.)
Connu surtout du public français comme spécialiste de Berlioz, puisqu’il a été le maître d’œuvre de la New Berlioz Edition parue chez Bärenreiter entre 1967 et 2005, Hugh Macdonald est aussi grand expert de Bizet dont il a récemment publié, sous forme électronique, le catalogue de l’œuvre. Sa biographie du compositeur, parue en 2014 dans la série Master Musicians d’Oxford University Press, est une introduction idéale à l’auteur de Carmen. En faisant ici alterner, dans l’ordre chronologique, journaux et correspondance, son Bizet in Italy tire le meilleur parti possible de sources hétérogènes dont la confrontation même est révélatrice : le journal du voyage de retour en 1860, en compagnie de Guiraud, contient des détails sur leurs aventures sexuelles dont on se doute qu’il n’est pas question dans les lettres à ses parents. L’annotation, indispensable, est précise et sans lourdeur, et les commentaires sont un modèle de concision et de clarté. Ils sont complétés par de brèves notices sur les pensionnaires de la Villa Médicis entre 1858 et 1860, tandis qu’un index des nombreux artistes et architectes mentionnés, et parfois difficiles ou impossibles à identifier, précède l’index général.
Bref, ce livre, qui bénéficie de surcroît d’une illustration attrayante, comblera aussi bien le musicologue ou l’historien d’art que la moyenne des lecteurs cultivés qui s’intéressent à Bizet ou à l’Italie du Risorgimento. Certes, une édition française serait bienvenue, mais ce souhait n’est en aucun cas une réserve.
Vincent Giroud
Hugh Macdonald. Bizet in Italy: Letters and Journals, 1857-1860. Woodbridge (Suffolk), The Boydell Press, 2021. ISBN 978-1-78327-580-9
Notes
↑1 | 1838-1875 |
---|