A maints égards, la situation politique française est désespérante. La gauche de gouvernement s’est dissoute, son corps central rejoignant le mouvement de Jean-Luc Mélenchon dans l’anti-libéralisme de combat et l’opposition rageuse au président nouvellement élu. Les écologistes avaient précédé le mouvement. Se mêlent certainement conviction et opportunisme électoral, mais le ralliement et le soutien à la NUPES de nombreux maires socialistes de grandes villes montrent bien que la stratégie d’Olivier Faure ne relevait pas du pari d’un politicien sans aveu1. Dans une partie de l’électorat socialiste et dans la jeunesse de gauche, il y a effectivement une aspiration au changement social et à la radicalité politique, au nom desquels tout le reste passe à la trappe, jusqu’à l’Ukraine et au clientélisme communautaire de La France Insoumise. Les élus suivent, quand ils ne devancent pas. Cette aspiration, on la sent vivre chez les journalistes de France Inter et de France Info, deux radios aux audiences croissantes… Jean-Luc Mélenchon a été bien malin de se proposer en conducator. C’est le même ressort qui a poussé Jeremy Corbyn à la tête du Labour en Grande-Bretagne, avec le succès que l’on sait.
Le moment Corbyn de la gauche française
Comme en Grande-Bretagne, il est probable que ce glissement sous drapeau de la NUPES condamne cette gauche à la marginalité et aux défaites électorales, qui en prouveront le rejet par l’opinion. Compte tenu du calendrier des élections, cela prendra bien quatre ou cinq longues années, mais il faut probablement en passer par ce moment Corbyn pour qu’une nouvelle gauche de gouvernement voie le jour. Dans l’intervalle, les mélenchonistes feront le spectacle à l’Assemblée nationale, sans conséquence puisque personne ne veut s’allier à eux ; les élus socialistes entrés dans la NUPES joueront les figurants, pas assez radicaux, pas assez fort-en gueule pour être au premier rang. La douzaine de députés socialistes qui ont refusé la NUPES seront soit laissés tout seuls, soit absorbés par la majorité présidentielle. Les écologistes erreront, à leur habitude.
Ceux qui, à gauche, refusent ce glissement aux marges auront à reconstruire un parti de gouvernement mais, pour l’instant, il est difficile de voir quelles voies ils pourraient emprunter, faute de troupes disponibles, faute d’écho dans la jeunesse, et surtout parce que le macronisme saura proposer une alternative plus immédiate à l’électorat de centre-gauche.
Ces prochaines années, la gauche risque donc de les passer à l’isolement.
La droite classique, dernier rempart !
A droite, la question est subitement devenue l’inverse de ce qu’elle était juste après l’élection présidentielle, élection qui a signalé que le macronisme avait désormais absorbé le centre-droit et campait sur les positions de l’ancienne UDF, laissant Valérie Pécresse avec un score de second ordre (4,78%). Les Républicains, avec leur soixantaine de députés, sont d’un coup devenus la clef des majorités parlementaires à venir ; ils détiennent le swing vote. C’est parce qu’ils s’en rendent compte que certains responsables macronistes, dépités, imaginent de solliciter sur certains textes les voix des députés du Rassemblement national, alors qu’Emmanuel Macron doit ses deux élections au rejet de l’extrême-droite par le bloc central de la société française, ce qu’il s’est bien gardé de reconnaître, en 2017 comme en 2022.
Et c’est sur cette droite de gouvernement à l’Assemblée, au Sénat que l’attention doit se porter, ainsi que sur les groupes sociaux qui se reconnaissent en elle. De même que les élus Républicains seront la cible des tentatives de séduction du pouvoir macroniste, ils seront approchés par les forces d’extrême-droite, dont il faut constater aujourd’hui qu’elles ne se résument pas au seul Rassemblement national. S’y adjoignent désormais une partie des élites économiques et notamment les dirigeants du Groupe Bolloré, des médias influents, agressifs, la bourgeoisie traditionnaliste, les classes moyennes sensibles aux idées xénophobes… soit toute une partie de la France qui va au-delà des classes populaires – classes populaires pour laquelle le vote Le Pen est désormais un élément de la définition de soi et qu’on ne fera plus revenir en arrière, du moins avant longtemps. La jonction des classes populaires et des différentes strates de la bourgeoisie sur des thèmes identitaires, illibéraux, c’est ce qu’a tenté Eric Zemmour sous la houlette de Vincent Bolloré. Le coup a échoué.
Sous une forme différente, aidée par la notabilisation du Rassemblement national, cette jonction parait aujourd’hui possible. Elle donnerait à une extrême-droite rénovée, embourgeoisée, l’accès au pouvoir qu’elle recherche depuis trente ans. Cette extrême-droite at large a plus à offrir aux ralliés que le pauvre et triste parti de la famille Le Pen : une stratégie qui va au-delà du racisme des Dupont-la-Joie, des journaux, une culture, le succès électoral, des postes à se partager… Ce rapprochement serait lourd de dangers. Le trumpisme aux Etats-Unis est la conséquence d’une jonction de ce type : les élites républicaines traditionnelles, ces gens éduqués de la Côte Est et proches des milieux d’affaires, ont fini par faire bloc avec les thèmes, les représentants du Tea Party jusqu’à en devenir prisonniers et être aujourd’hui marginalisés par les élus qui ont fait allégeance à Donald Trump. C’est ainsi que s’est faite la révolution conservatrice qui a contaminé jusqu’à la Cour suprême.
Dans ce contexte, il faut souhaiter que la droite de gouvernement « tienne », et ne vienne pas accompagner et légitimer le glissement de son électorat vers la droite illibérale, comme le pauvre Olivier Faure a accompagné et légitimé le glissement de son électorat vers la gauche radicale – avec cette différence, compte tenu de son poids dans l’opinion, que la droite dure pourra avoir la majorité aux élections, ce que la NUPES n’aura jamais. La situation est encore trop confuse pour qu’on devine quels élus pourraient maintenir les traditions, la culture de la droite libérale et sociale, tout ce que n’est pas l’extrême-droite. En revanche, on voit bien le scénario du pire : un parlement bloqué par la conjonction des oppositions, toutes figées dans un anti-macronisme de revanche, des troubles sociaux, une dissolution, une droite fragmentée mais qui saura se coaliser pour l’emporter, Rassemblement national inclus, et Marine Le Pen qui devient ministre de la Santé d’un gouvernement Wauquiez, ou l’inverse2. Science-fiction de cauchemar, espérons-le !
De son coté, le macronisme saura-t-il éviter cette jonction sur son flanc droit ? Edouard Philippe et Bruno Le Maire sont bien placés pour parler à cette partie de la droite qui reste libérale et la dissuader de suivre une ligne Wauquiez-Ciotti-Bellamy. Il faudra lui parler de sérieux budgétaire et de respect de l’autorité de l’Etat. Pas simple si l’opinion de droite est chauffée à blanc par les médias du groupe Bolloré sur des thèmes identitaires3. Pas simple quand il faut en même temps parler au centre-gauche de progrès social, et à la jeunesse, d’écologie et de transition énergétique. On ne construit pas une majorité cohérente et stable avec des messages désordonnés. A refuser toute idée de coalition pour mieux savourer la joie du pouvoir personnel, en 2017 et aujourd’hui (au moins pour l’instant), Emmanuel Macron s’est tiré une balle dans le pied, de même que François Hollande en 2012 quand il a refusé d’ouvrir au centre alors qu’il lui devait son élection, se condamnant à rater son quinquennat à cause de Frondeurs sans discernement.
Les mois qui viennent seront probablement très compliqués pour la majorité présidentielle. Désormais en tout cas, le Front républicain passe, non plus par la gauche et le vote de barrage qu’elle s’imposait contre l’extrême-droite, mais par la droite de gouvernement et son attachement aux bases morales de la vie démocratique ! Triste constat4.
Serge Soudray
Notes
↑1 | Rennes, Nantes, Rouen, Quimper, Clermont-Ferrand…«Nos mouvements politiques de gauche et écologistes doivent entrer dans un nouveau cycle qui devra dépasser les antagonismes », Le Monde du 8 juillet 2022. |
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↑2 | Prisonnière de sa rhétorique contre le « néo-libéralisme », mot si creux en France, et l' »extrême-centre », mot carrément idiot, la gauche radicale ne veut pas voir la menace illibérale. |
↑3 | Médias qui seront aidés par la gauche radicale, jamais en reste d’une provocation à fins clientélistes avant les élections. Combien d’électeurs repoussés un cran plus à droite par la proposition intempestive du maire de Grenoble d’autoriser le burkini dans les piscines de sa ville, comme le réclamaient certaines associations de musulmans rigoristes ? |
↑4 | Mais après tout, la « Défense républicaine » des années 1890, celle de la République contre l’extrême-droite, est conçue par Waldeck-Rousseau qui n’était pas précisément un homme de gauche, du moins pas au sens de Jaurès. |