« Les Murs Blancs » – Réflexions sur un courant de pensée disparu

Etrange livre en vérité que ces « Murs Blancs » ! On peut d’abord ne retenir de ce récit que la fascinante relation d’une tentative de vie commune (toute relative d’ailleurs) d’une poignée d’intellectuels réunis autour d’Emmanuel Mounier pour créer un lieu de vie personnaliste. Les auteurs, année après année, nous relatent les hauts et les bas de ce fameux bâtiment, les grands moments qui débordent ce seul cadre local et irriguent la vie intellectuelle du pays, mais aussi les problèmes quotidiens, les inimitiés qui ponctuèrent aussi la vie aux Murs Blancs.

Le miracle, si l’on peut dire, est, que malgré des relations parfois tendues entre les habitants des Murs Blancs, ceux-ci y restèrent la majeure partie de leur vie même après la disparition de Mounier, disparition qui aurait pu précipiter la fin d’une aventure à peine commencée. Mais il n’en fut rien, et on mesure à quel point, malgré des tempéraments très différents, ce qui liait entre eux ses habitants était plus fort que les tracasseries de la vie quotidienne ou parfois des inimitiés qui étaient bien réelles. La foi, on le verra, jouait sans aucun doute un rôle important et était assurément le ciment invisible d’une fondation dont le succès n’était pas assuré. Le livre comporte une foule d’anecdotes sur ses occupants célèbres, de Jean-Marie Domenach à Paul Ricoeur, seul non catholique du groupe.

On a parfois l’impression de lire un chapitre des Mémoires d’Outre-Tombe tant la mélancolie, voire la nostalgie suintent de ces Murs Blancs. Car si les parents ne firent jamais vraiment communauté, ce n’est pas le cas des enfants (et ici les petits-enfants), nombreux aux Murs Blancs, qui animèrent ce parc enchanteur, pas si éloigné de cela de son modèle originel : celui de la Vallée aux Loups ! Le retour des auteurs sur les lieux d’une partie de leur enfance est poignant, car on sent bien que ce n’est pas seulement un lieu de vie qui s’est éteint, mais un monde, un monde intellectuel structuré autour d’un personnage charismatique, Emmanuel Mounier, porté par une espérance peu commune !

Rembrandt
Le Christ se révélant aux pèlerins d’Emmaüs (Le Louvre)

Ce livre, au-delà de ce cadre pittoresque, nous relate aussi la vie d’un courant de pensée aujourd’hui tombé dans l’oubli : le personnalisme. Car c’est bien là le paradoxe de cet ouvrage. A travers ce bâtiment singulier on retrouve la trace d’un mouvement de pensée qui a compté dans la vie intellectuelle du pays mais qui est aujourd’hui bien oublié ! Il n’est pas neutre que les auteurs ne cessent de souligner ce fait : les gens qui vivaient ou passaient aux Murs Blancs ont compté dans la vie intellectuelle du pays et on peut même dire qu’ils en ont été parmi les principaux animateurs ! On sent que cette éclipse taraude les auteurs même s’ils ne s’y arrêtent pas. Pourtant ils livrent des informations qui aident à comprendre cette énigme : comment en aussi peu de temps, un tel mouvement intellectuel a-t-il pu quasiment disparaitre du paysage intellectuel français ?

Les auteurs ont conscience que le nom de Mounier est bien oublié, et que dire de son œuvre et de sa pensée ? Qui se réclame encore d’elle sinon Delors et Bayrou ? – peut-être pas les meilleurs porte-paroles d’ailleurs, tant ils semblent incarner l’un le conformisme économique et européiste, et l’autre le conformisme politique. Mounier eût certainement rêvé d’autres disciples ! Puisque la revue Esprit a perduré, nous serions tentés de demander où a bien pu passer l’esprit de ses débuts, et on peut même enfoncer le clou en disant qu’au cours de son existence, la revue n’a eu de cesse de se délester de cet encombrant héritage personnaliste et, disons-le, catholique, même si Esprit ne prétendit jamais être une revue catholique. Comment une revue qui incarnait le «non-conformisme» des années 30 a-t-elle pu se muer en revue certes intéressante, mais au fond très éloignée de son positionnement initial et surtout, désormais, assez prévisible quant à son contenu ?

On touche là à un autre paradoxe : si le projet politique qui était celui de la Deuxième gauche auquel participait Esprit au sortir de la Seconde guerre mondiale était somme toute original et offrait une alternative à une gauche marxisante sans prise sur le monde réel, ce projet, dès lors qu’il s’imposa au milieu des années 80, finit par incarner le politiquement correct, le conformisme de la pensée sous toutes ses formes et plus grave : il ne comprit pas que son logiciel politique avait été conçu dans une époque précise, celle des 30 Glorieuses, et devenait inopérant avec la montée en puissance du nouveau capitalisme à la fin des années 70, comme le souligne Jacques Julliard qui a été un animateur important de courants politiques et qui est souvent passé aux Murs Blancs. Le triomphe de la Deuxième gauche sera suivi tout aussi rapidement de son rapide déclin. Alors même que l’Esprit des années 30 avait entrevu les fondements civilisationnels de la crise profonde de l’Entre-deux-guerres, ses continuateurs grisés par les années d’abondance de l’après-guerre, passeront à côté de la profonde crise morale et civilisationnelle qui va affecter les sociétés occidentales à la fin des années 70. Certes, on peut objecter que ce glissement progressif à gauche avait commencé dès les années 30, mais la tonalité dominante de la revue restait encore marquée par le « ni droite ni gauche » et par son refus de voir dans la crise de ces années le simple effet d’une crise économique. La réflexion spirituelle sous-tendait l’action de Mounier, mais elle disparaitra peu à peu.

Il y a un passage très intéressant dans les « Murs Blancs », celui où Jean-Marie Domenach comprend que le monde occidental est entré dans une nouvelle ère : celle de la consommation, et que c’est un changement radical qui affecte toutes les fondations de la société. Le drame de ces années, c’est qu’en ayant épousé toutes les luttes de la gauche, en étant devenue une revue engagée à la pointe dans le combat de la gauche dite moderne contre les archaïsmes de tout bord (marxisme, conservatisme) Esprit finit par diluer son positionnement premier et se trouva fort dépourvu quand une nouvelle crise pointa ! Alors même que la revue à sa fondation avait pressenti bien des aspects du capitalisme qui allaient triompher des années plus tard, elle devenait incapable de proposer un projet capable d’y faire face quand s’imposa peu à peu ce capitalisme qui ne se contentait plus de mettre sur le marché de produits mais créait les modes, les tendances et modifiait en profondeur les styles de vie !

A vouloir traquer la réaction partout et toujours alors même qu’elle s’évanouissait, les responsables d’Esprit sont passés à côté de l’essentiel : la naissance d’une nouvelle société festive et permissive qui était à mille lieux de leur logiciel intellectuel. On sent bien à la lecture du livre leur malaise par rapport à mai 1968, et Domenach, qui était tout sauf un anti-gaulliste primaire, comme Fraisse ne sont pas loin de voir dans la révolte étudiante une manifestation de la chienlit. La drogue que commencèrent à consommer certains enfants des Murs Blancs et la liberté des mœurs heurtaient ces cathos de gauche qui restaient, sur ces questions, assez conservateurs. Là aussi, les habitants des Murs Blancs ne saisirent que l’écume des événements, non leur essence profonde.

Charles Péguy

Cette société libertaire que les catholiques engagés avaient appelée de leurs vœux avait une face cachée qu’à vrai dire, ils ne voulaient pas voir – et c’est bien le drame de ces catholiques. Traumatisés par les accointances trop prononcées de l’Eglise avec le conservatisme politique et sa difficulté à dialoguer avec le monde moderne, ils ont cru trouver leur planche de salut dans une stratégie d’adaptation au monde. Fidèles aux préceptes de l’Action Catholique, ils devaient être le levain dans la pâte. Mais très vite leur stratégie d’adaptation s’est transformée en capitulation en rase campagne, et la pâte étouffa vite le levain. Il ne sert à rien d’évoquer un quelconque complot conservateur pour comprendre l’échec politique et religieux de ces catholiques engagés. Portés par le climat optimiste qui était celui des années d’après-guerre, ils crurent que la parousie était arrivée, et ne voulurent pas voir que derrière les devantures illuminées des nouveaux commerces, un mouvement de fond était à l’œuvre, et que celui-ci balaierait leurs vaines espérances.  Mounier et Domenach qui furent des lecteurs avertis de Péguy n’ont peut-être pas compris que la foi n’était d’aucun parti.

Les auteurs évoquent souvent la foi chrétienne (très majoritairement catholique) qui unissait tous les occupants des Murs Blancs. Mais ils évoquent aussi la difficulté qu’eurent les fondateurs de ce lieu à la transmettre, et reconnaissent que cet héritage religieux s’est lui aussi peu à peu évanoui ; mais pouvait-il en être autrement ? La presse spécialisée souligne souvent que les catholiques dits de gauche n’ont pas de descendance, que ce courant pourtant très majoritaire dans l’Eglise des années 60 s’est peu à peu étiolé. L’ouvrage ne livre pas d’explication sur un phénomène complexe mais donne quelques pistes qu’il serait intéressant d’explorer.

Qui évoque encore Mounier ? Le triomphe d’Esprit dans les années 50 et 60 sonnait de fait son glas. Son succès était illusoire et le mouvement qui portait la revue était très contingent, éphémère serions-nous tentés de dire. En liant son sort à la modernité politique incarnée alors par la Deuxième gauche, en oubliant l’objet même de sa création dans les années 30, la revue allait connaître le sort des Murs Blancs, une communauté qui se survit à elle-même mais dont on sent que le souffle créateur s’est évanoui. Mounier avait expliqué des années plus tard la raison principale qui l’avait amené à créer Esprit : « la souffrance de plus en plus vive de voir notre christianisme se solidariser… avec le désordre établi », et le désordre établi à l’époque avait partie liée avec la « réaction ».

Ce qu’il eût fallu appréhender une fois cette réaction quasiment disparue, c’est le nouveau visage du désordre établi. A vrai dire, le nouveau capitalisme se voulait désormais libertaire et avait abandonné depuis longtemps les oripeaux de la morale bourgeoise conservatrice. Il se voudra progressiste et inclusif ! Mounier abhorrait ce monde de l’argent et encore plus l’individualisme libéral. Or le progressisme contemporain s’est bâti sur ces deux piliers ! Mounier est mort en 1950, et il est impossible de dire comment il aurait réagi à l’apparition de ce nouveau capitalisme et de son corollaire idéologique le nouveau progressisme. Peut-être aurait-il renoué avec ses accents péguystes du début, qui sait ?

Georges Bernanos

La vérité est que ces chrétiens engagés ont préféré le confort des slogans à une analyse en profondeur des ressorts profonds de ce nouveau capitalisme. Obsédés par les fantômes d’une réaction depuis longtemps évanouie, ils ont légitimé un nouveau désordre établi qui se retourne contre eux, car l’esprit marchand et libertaire est un ennemi autrement plus redoutable que l’ancienne réaction1 ! Comme on aimerait conseiller à ses catholiques engagés de relire un des premiers numéros d’Esprit consacré à l’argent de facture très péguyste voire le premier numéro de la revue ! Le paradoxe du Chrétien, mais cela vaut aussi pour les autres religions, réside dans cette affirmation : être dans le monde sans s‘y conformer, être ni pour ni contre, mais ailleurs, et cet ailleurs est une voie difficile et qui mène à toutes les incompréhensions ; c’est sûrement ce qui rend toujours actuelles les pensées de Péguy ou de Bernanos. Péguy sut dire à la gauche ces quatre vérités, et on se rend compte aujourd’hui à quel point elles étaient prémonitoires, comme Bernanos de son côté qui devint vite la bête noire de l’Action Française dont il fut très proche. Le paradoxe, encore un, est qu’aujourd’hui on parle beaucoup de ces deux auteurs et que de Finkielkraut à Julliard, on ne cesse de louer leur pensée « méta-contemporaine », leur actualité ! Péguy et Bernanos n’étaient d’aucun camp, car leurs exigences métaphysiques ne pouvaient s’inscrire durablement dans les contingences politiques du moment. Mounier pensa à tort qu’en inscrivant sa pensée dans les luttes du temps présent, le cours des choses pourrait s’inverser. C’était une stratégie apparemment réaliste mais à une seule condition : ne pas confondre l’écume des choses et le mouvement profond des sociétés !

Curieux tout de même d’avoir liquidé un héritage intellectuel au moment où il aurait été le plus utile !

Jean-Claude Pacitto

Léa et Hugo Domenach, Les Murs Blancs, Grasset 2021, 317p.

Notes

Notes
1De leur habitus religieux, ces catholiques engagés ont gardé le goût pour la démonisation. Du populisme à la piété populaire, tout ce qu’ils ne comprennent pas où ne veulent pas comprendre est démonisé et dévalué. L’imprécation morale qu’ils reprochaient aux conservateurs est ainsi devenue leur marque de fabrique.
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