Rifkin’s Festival ne se laisse ranger ni parmi les grands Woody Allen, ni parmi les petits Woody Allen, dans cet exercice annuel de répartition que permet une filmographie abondante et inégale. Rifkin’s Festival est une dernière révérence qui signale la fin d’une carrière, et une fin qui laisse transparaitre la fatigue et l’amertume. Ce film, le cinquantième, réalisé avant la pandémie n’est pas officiellement le dernier du cinéaste, puisque on annonce un nouveau film tourné cette fois à Paris, mais il est difficile d’imaginer ce que Woody Allen pourra encore donner.
Un alter ego bien commode
Woody Allen s’est choisi en Wallace Shawn, l’acteur qui joue le rôle qu’il se serait attribué autrefois, avant qu’il n’ait quatre-vingt ans passés, un alter ego commode et convaincant. Non qu’il lui ressemble, mais ils partagent tous deux la même allure discrète et ce charme qui vient ou plutôt venait, c’est tout le film, de l’esprit et du brio verbal plus que du physique.
Cet alter ego, nommé Mort Rifkin, suit sa femme attachée de presse au Festival de cinéma de San Sebastian, où sa qualité de critique de cinéma reconnu lui vaut une certaine aura. Malheureusement, sa femme s’est éprise d’un jeune cinéaste français, fort bien de sa personne (Louis Garrel) avec qui elle finira par le tromper et qu’elle veut suivre à New York. Mort Rifkin n’est pas de taille à lutter contre ce concurrent, beau et auréolé de succès, et qui en plus, lui dit sa femme, joue merveilleusement des congas… Mort Rifkin tombe amoureux d’une jolie cardiologue espagnole, mais malheureusement pour lui, il n’en sera l’ami, seulement l’ami, que le temps d’un week-end ; ce n’est plus le moment d’une nouvelle passion. Elle est trop jeune, il est trop vieux.
Mort Rifkin est donc seul, et renvoyé à sa tristesse : il ne parvient toujours pas à écrire son premier roman, celui qui doit lui donner le succès, et le cinéma qu’il aimait, la Nouvelle Vague, Bergman, Fellini, n’intéressent plus grand monde. On préfère des films bien-pensants, pour la paix et contre la faim dans le monde, ceux de son jeune rival par exemple auquel le festival de San Sebastian va donner un prix. Dans des saynettes oniriques en noir et blanc, le passé revient, avec ses humiliations, ses blessures, soit le passé réel, sa famille, ses amis, soit le passé cinématographique avec ces pastiches de A bout de souffle, de Persona ou du Septième Sceau – avec le diable qui vient recommander de consommer cinq fruits et légumes par jour.
Mort Rifkin ne fait plus rire
Woody Allen nous le montre : Mort Rifkin ne fait plus rire. Il parle dans le vide. Ce qui l’intéresse est passé de mode, et ses traits d’esprit, son humour tombent à plat. Les scénettes à blagues juives sont tellement convenues, sciemment convenues, qu’on sent que Woody Allen filme non la répartie, mais son échec et la façon dont elle tombe à l’eau. Mort Rifkin, même sa femme ne l’écoute plus. La magie de New York, qu’il essaye de faire revivre dans ses conversations avec la jeune cardiologue, n’opère plus. De nombreuses scènes sont autant de citations des précédents films du cinéaste (les inquiétudes de l’hypocondriaque, le déjeuner de famille…), mais sur le mode du pastiche et de la caricature. Woody Allen remploie ses éléments habituels, ses tours, sans variation ni souci de les rafraichir, comme si le temps de la vraie fiction était passé, et c’est bien ce qu’il filme.
Dans sa série de ratages, Wallace Shawn donne l’impression de surjouer son personnage de Mort Rifkin, et ainsi de surjouer le Woody Allen acteur. Cet over acting est moins l’effet d’un défaut dans la direction d’acteurs qu’un signe, celui d’une sortie de scène, comme pour marquer que le doppelgänger1 « Mort Rifkin/Woody Allen » n’est plus au diapason de personne, qu’il est déphasé et n’a plus d’auditeurs disposés à l’écouter. Or c’est bien la situation actuelle de Woody Allen, rejeté par le monde du cinéma aux Etats-Unis pour les raisons que l’on sait2, et qui garde en Europe seulement un public qui aime ses films et des institutions qui les financent. C’est aussi la situation du cinéma d’auteurs aux Etats-Unis comme en Europe (mais il est vrai un peu moins en France pour l’instant), délaissé par le public et qui s’acclimate difficilement aux règles fixées par les grandes plateformes. Woody Allen le note dans une belle interview 3 : même Francis Coppola doit financer lui-même son prochain film, et « il y avait une profusion dans le cinéma américain, une communauté de cinéastes très solide, qui n’existe plus aujourd’hui ». Le cinéma exigeant, libre de ses formes, la cinéphilie ne sont plus ce qu’ils étaient, et le film le montre. Restent à Mort Rifkin la nostalgie et le souvenir.
Rifkin’s Festival n’est pas un « petit Woody Allen ». C’est un Woody Allen qui se représente en raté, sans autre solution que d’accepter que le temps a passé et qu’il n’y aura pas de miracle. Film triste, mais Woody Allen a tort de s’inquiéter de sa place dans le cinéma de ces quarante dernières années. Elle est assurée.
Stéphan Alamowitch
Film américain, espagnol et italien de Woody Allen (2020). Avec Wallace Shawn, Gina Gershon, Louis Garrel, Elena Anaya (1 h 32)
Notes
↑1 | Pédanterie qu’on pardonnera : le mot est souvent employé au sujet de Woody Allen et de ses personnages. |
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↑2 | Woody Allen n’a d’ailleurs plus la cote dans la critique progressiste européenne, ce film a permis de s’en apercevoir. Voir la critique du Monde et du Guardian. |
↑3 | Voir Positif de Juillet-août 2022, page 109. |