Les informations qui concernent le groupe Hachette, Hachette Filipacchi-Médias et Hachette Livre, depuis près de dix ans, sont déprimantes. Résumons.
L’héritier du groupe Lagardère, acculé par le niveau de ses dettes personnelles et discrédité pour son amateurisme (terme poli), se trouve, après des manœuvres plus ou moins malignes, contraint d’en céder le contrôle à un grand industriel. Il avait auparavant vendu à la découpe, à partir de 2014, les titres du pôle Hachette Filipacchi-Médias, alors premier éditeur mondial de magazines, à différents groupes de presse français et étrangers, ce qui à l’époque aurait dû alerter.
Ce grand industriel connu pour son efficacité managériale et ses idées réactionnaires souhaite créer en France un pôle média intégré, capable de concurrencer les grandes plateformes américaines, projet évidemment louable ; mais il ambitionne aussi de constituer un pôle culturel autour duquel pourra graviter la droite extrême. A la faveur d’une offre publique d’achat en février 2022, la déroute de Lagardère Jr. lui permet de mettre la main sur Hachette Livre, le premier éditeur français, le plus important1, le plus diversifié, le mieux géré. Or cet industriel possède déjà Editis, le deuxième groupe d’Edition français, avec 856 millions d’euros de chiffres d’affaires en 2021, connu notamment pour les maisons Plon, Robert Laffont, Julliard, Les Presses de la Cité, Le Cherche-Midi, XO, Nathan et Bordas dans le scolaire…, 4000 nouveautés par an. Se posent donc de difficiles questions de droit de la concurrence. Elles rendent impossible de fusionner les deux groupes sans procéder à des cessions de maisons d’édition ou d’activités connexes, sans quoi les parts de marché seraient trop importantes.
L’industriel décide alors de céder Editis pour mieux conserver intact le groupe Hachette Livre. C’était l’un des plans envisagés depuis le début, mais l’annonce publique en est faite au début des vacances d’été. Editis, selon la presse, serait cédé à un acquéreur qui ne sera pas déjà dans le secteur de l’Edition et qui pourra être étranger. On imagine que le groupe Bolloré ne souhaite pas se trouver devant d’autres grands professionnels du secteur. Il est annoncé qu’à ce stade, il est exclu de céder Editis à un fonds d’investissement – souci de prudence certainement, car la gestion par le fonds Wendel, dans les années 2000, a laissé de mauvais souvenirs. Il pourrait y avoir une introduction en bourse ; une banque d’affaire serait bientôt mandatée… Rien de très précis, mais le projet est probablement mieux ficelé que ce qui est rapporté dans la presse. Pour le coup, personne n’a jamais accusé le groupe Bolloré d’amateurisme.
On admire en tout cas le soin que ces amis du livre et de la culture prennent du deuxième éditeur français…
Premier bilan
Cette première séquence permet deux constats : tout d’abord, Hachette Livre est désormais passé sous le contrôle d’un actionnaire au profil politique très particulier, et qui vient de montrer avec la promotion télévisée de la candidature Zemmour, à Europe 1 et à Paris Match, qu’il savait utiliser ses prérogatives d’actionnaire ; Editis passera ensuite bientôt sous le contrôle d’un actionnaire étranger au secteur de l’Edition et peut-être sous le contrôle d’un actionnaire étranger tout court, ce qui n’augure rien de bon.
C’est l’occasion de regretter que depuis 2012, aucun ministre de la Culture ne se soit préoccupé sérieusement du sort du premier éditeur français, et même qu’aucune commission parlementaire ne se soit saisie du sujet à temps. La commission d’enquête sénatoriale sur la concentration dans les médias, en novembre 2021, est venue trop tard, et au demeurant elle ne s’est pas directement préoccupée du secteur de l’Edition. Les milieux professionnels ont dénoncé les conséquences de la prise de contrôle sur le degré de concurrence dans le secteur, dénonciation juste, légitime, mais insuffisante au regard des enjeux proprement démocratiques, enjeux qui auraient dû mobiliser les pouvoirs publics.
C’est aujourd’hui seulement qu’ Aurélie Filipetti et Françoise Nyssen donnent l’alerte et expriment des regrets. Que ne l’ont-elles fait efficacement, publiquement quand elles avaient la charge de la Culture, quand il était encore temps de réfléchir à une alternative ? « C’était un groupe privé, on ne pouvait rien faire… » nous disait un ancien ministre. Beau sens des responsabilités, belle façon de rationaliser son inconséquence politique ! Parions d’ailleurs qu’aujourd’hui, personne au Ministère de la Culture et au dessus ne se soucie de savoir entre quelles mains le groupe Editis finira par arriver et pour quel projet.
Chaînes de télévision, radios, journaux, éditeurs et même éditeurs de livres scolaires, un Fox News français2 s’est constitué sous nos yeux… Dans un pays où l’Etat est puissant, où les protagonistes de cette triste fin dépendent de contrats publics (du livre scolaire à l’armement), où enfin les grandes banques créancières du groupe Lagardère étaient proches du Trésor, un emploi intelligent du soft power d’Etat aurait permis d’éviter que le premier éditeur français finisse au sein d’une mouvance qui a tout pour inquiéter. Dans un registre différent, cette cécité fait penser à la vente à General Electric de la branche Energie d’Alstom, autorisée en 2014 par l’effet de la naïveté et de l’incompétence.
Laisser le jeu du marché déterminer librement les structures d’un secteur économique, c’est souvent la meilleure solution, admettons-le, mais sous la première réserve, classique, que subsiste toujours un degré suffisant de concurrence, et sous la seconde réserve que les grands intérêts à la manœuvre n’aient pas de projets allant au delà de l’économie. Entre le laissez-faire le plus naïf et l’économie administrée, il y a un espace qui gagne à être occupé et qui s’appelle « Politique ».
On sait que la droite extrême en France aime à reprendre la thèse de Gramsci sur l’hégémonie culturelle, à laquelle il faut parvenir avant de s’emparer du pouvoir politique. C’est en marche. Tout se met en place pour que la prochaine alternance politique soit bien réactionnaire. Comme aux Etats-Unis, on s’émeut des idioties du mouvement « woke », et elles sont nombreuses, et on ne voit pas le mouvement « réac » qui ne s’interrompt pas. Il semble que le scénario des prochaines élections législatives ou présidentielles soit en train de s’écrire.
Serge Soudray