Les trois bourdes de la géopolitique allemande

Il est tentant de noter que durant les 120 années qui viennent de s’écouler, l’Allemagne aura commis trois énormes bourdes de géopolitique qui ont causé un préjudice considérable à l’Europe, avec la guerre pour conclusion logique : le pangermanisme qui fait croire aux élites allemandes qu’elles pourront constituer un empire qui dominera l’Europe ; le nazisme qui leur fait croire qu’un empire fondé sur la race pourra dominer le monde ; tout dernièrement, un goût de la paix et de la prospérité qui leur fait sacrifier toute puissance militaire, et une politique de coopération énergétique avec la Russie qui fait oublier que l’interdépendance économique ne fait pas une diplomatie ; c’est une arme à double tranchant qui vous affaiblit plus qu’elle ne contraint la puissance agressive, militarisée qu’on souhaite ramener à la raison.

Ces trois situations sont évidemment fort différentes, et la catégorie « élites » ne recouvrent pas les mêmes réalités sociologiques en 1913, en 1939 ou aujourd’hui. De plus, différence évidente, dans les deux premiers cas, c’est l’Allemagne elle-même qui menaçait la paix, non comme aujourd’hui une puissance extérieure à l’Europe de l’Ouest dans une structure de relations où l’Allemagne n’est qu’un aspect de la crise en cours. Il reste que dans les trois cas, la politique adoptée procède d’un même style d’erreur, dans la compréhension des lignes de fracture, des rapports de force et des dynamiques qui finissent ou finiront pas emporter le projet. Il reste aussi que dans les deux premiers cas, cette politique a causé la guerre, et qu’elle a aujourd’hui affaibli l’Europe et ses démocraties face à un camp belliciste, irréductible à ses valeurs. Où en serait l’Ukraine sans l’aide militaire des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne1 et de quelques autres (parmi lesquels la France fait pâle figure, mais pour des raisons qui relève moins de la bourde pure et simple que de l’illusion sur ses capacités d’analyse et de persuasion) ?

Les élites dirigeantes allemandes ne pourront pas dire que le contresens géopolitique qu’a constitué le gazoduc NordStream 2 était difficile à imaginer avant le 24 février 2022. Même le président Trump l’avait dénoncé, à la suite de la Pologne et de l’Ukraine. Le Congrès des Etats-Unis avaient voté des sanctions sans pourtant adopter les politiques incisives qui sont mises en œuvre, à juste titre ou non, contre Cuba ou l’Iran. Elles ne pourront pas dire non plus que la médiocrité des budgets militaires allemands, ce 2% du PIB promis en 2006 mais qui n’a jamais vraiment été atteint, n’avait pas été signalée, et dénoncée en termes choisis. Donald Trump s’était d’ailleurs illustré par de fortes remarques sur ce point, mais lui, avec l’idée que les Etats-Unis devaient cesser de payer autant et devenir isolationniste !

Il est revenu au ministres des affaires étrangères de l’Europe, Josep Borell, de le dire, sans viser l’Allemagne nommément mais derrière la référence polie à l’Europe, c’est elle qui est visée au premier chef : il a été calamiteux de découpler les sources de la prospérité de celles de la sécurité, et de préserver coûte que coûte l’accès au gaz russe bon marché au lieu de s’opposer aux menées du pouvoir russe, en s’imaginant qu’il serait dès lors persuadé de ne pas aller trop loin et serait plus ouvert au compromis. Et c’est en Allemagne que cette politique a été conçue.

Comment expliquer ce talent pour ces bourdes monumentales au détriment de l’Europe ? Peut-être tout d’abord parce que ces élites, malgré leur diversité fonctionnelle, sont chaque fois trop homogènes culturellement et politiquement, ce qui ne permet pas de vraies confrontations d’idées et conduit à suivre la pente spontanée du groupe, sans contrepoids, et qu’elles en tirent une confiance en soi excessive, teintée de bonne conscience et de sentiment de supériorité. (Seuls comptent ici les débats au sein de la classe dirigeante, pas ceux qui animent les marges de la société.)

En 1913, l’élite impériale, aristocratique et militaire, s’est illusionnée sur ses capacités à tenir tête, sur deux fronts (trois en fait),  au reste de l’Europe et même aux Etats-Unis, provoqués de façon bien téméraire en 1917. Son ascendant politique et moral sur la société bourgeoise et sur la population dans son ensemble l’a privée des contrepoids qui auraient permis de mesurer les risques d’un affrontement militaire généralisé. La même erreur est faite en 1939 par une élite nazie qu’on aurait du mal à caractériser socialement, mais qui a justement été jugée criminelle en 1945, et qui elle-aussi, au nom de la race et après quelques succès, a su prendre l’ascendant sur toute la société, y compris sur l’élite de la période impériale. Le sous-groupe dominant impose ses valeurs, et le reste des élites puis la société suivent sans trop se poser de questions.

Aujourd’hui, au prisme de la guerre en Ukraine, on s’aperçoit que la « Corporate Germania »2, qu’on pourrait aussi appeler le « complexe pacifico-industriel », a imposé sa logique mercantiliste à une société qui recherchait avant tout la prospérité matérielle, sans les freins politiques, moraux qui auraient dû jouer. Tous les partis de gouvernement, en Allemagne, ont suivi ou devancé, et commis la même erreur sur la Russie et sur la situation de l’Ukraine – jusqu’au fort respectable Jürgen Habermas dont on rappellera le débat, en avril et juin 2022, avec Timothy Snyder dans les colonnes du Süddeutsche Zeitung puis du Frankfurter Allgemeine Zeitung. La prépondérance des intérêts économiques en Allemagne aura coûté cher, aux ukrainiens et à toute l’Europe.

Cette troisième bourde en 120 ans n’a pas la même gravité que les précédentes, objectera-t-on. Voire ! En tout cas, comme les deux premières, elle oblige les Etats-Unis à intervenir en catastrophe, sans quoi une puissance cynique et brutale aurait imposé sa volonté à l’Europe des démocraties3.

Nicolas Tisler

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Notes

Notes
1Piquant de noter que les oligarques proches de Vladimir Poutine ont eu beau s’infiltrer dans la haute-société britannique depuis les années 80, cela n’a pas dissuadé la Grande-Bretagne de prendre les positions que l’on connait.
2Pour transposer la formule américaine de « Corporate America » qui désigne aux Etats-Unis le lobby constitué des grands intérêts économiques.
3Pour la France, les erreurs collectives n’ont pas manqué ces cent dernières années : dans les années 30, la confiance accordée par toute la société à une élite militaire incompétente ; l’aveuglement en 1945 quand il aurait fallu organiser une décolonisation sereine et pacifique ; l’aveuglement au Rwanda dans les années 1990.
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