Le 14 juillet 1919, la longue procession que constitue le « défilé de la Victoire » est ouverte par un contingent d’un millier de mutilés de guerre. Ces « gueules cassées », amputés, aveugles et estropiés, immortalisés par Jean Galtier-Boissière, ne représentent qu’un mince échantillon des soldats que le premier conflit mondial rend à la société française en état d’invalidité, à des degrés inégaux, tant les atteintes corporelles subies dans les tranchées sont diverses. Les mauvaises conditions d’hygiène favorisent la diffusion de la tuberculose quand l’exposition aux gaz offensifs entraîne des bronchites chroniques. La reconnaissance de ces maladies est plus tardive que celle des blessures physiques, fruits d’une artillerie moderne qui broient les membres et lacèrent les chairs d’une manière inédite. Au début des années 1930, plus d’un million d’anciens combattants de 1914-1918 reçoivent une pension censée indemniser leurs souffrances. Cette compensation financière – dont le montant demeure modeste tout au long de la période – n’est qu’un élément de la gratitude de la nation à l’égard de ces Français qui ont, selon la célèbre formule de Clemenceau, « des droits sur nous » en vertu du sacrifice de leur intégrité physique.
Ce contexte exceptionnel est à l’origine d’une redéfinition de la place du handicap dans la société française, grâce à la mise en place progressive de politiques publiques qui visent à assurer le retour au travail des mutilés de la guerre. C’est à l’aune de leur réintégration sociale et professionnelle qu’est jugée l’effectivité du paiement de la dette morale que le pays a contractée à leur égard.
1914-1918 et la nouvelle représentation de l’infirmité
La Grande Guerre est l’occasion d’un renversement du regard tel que l’anthropologue Henri-Jacques Stiker a évoqué une « nouvelle représentation de l’infirmité » qui rompt avec une logique séculaire. Jusqu’au XIXe siècle, les sociétés font preuve de compréhension pour l’invalidité et, l’on accepte que les invalides soient de fait dans l’incapacité de travailler. Les infirmes sont alors rangés parmi ceux que le sociologue Robert Castel a nommés les « inutiles au monde », les personnes légitimes à bénéficier d’une assistance, qu’elle soit publique ou privée, au contraire des individus capables de travailler, jugés responsables de leur situation, s’ils venaient à sombrer dans la pauvreté. Cette bipartition est sanctuarisée par la loi du 14 juillet 1905 « sur l’assistance aux vieillards, aux infirmes et aux incurables privés de ressources » qui, en même temps qu’elle rend obligatoire l’attribution de secours aux personnes vulnérables, en réserve l’accès à ces seuls « bons pauvres ».
Or, la Première Guerre mondiale ébranle cette logique de distinction. L’invalidité de guerre apparaît immédiatement aux acteurs contemporains comme un phénomène social d’une ampleur inégalée. Dès la fin de l’année 1914, dans des tribunes qui paraissent respectivement dans Le Journal et L’Écho de Paris, le maire de Lyon Édouard Herriot et le député de Paris Maurice Barrès alertent sur les conséquences tragiques du conflit en cours, qui promet de transformer plusieurs centaines de milliers d’hommes en invalides. En dépit de leurs différences de positionnement politique, les deux auteurs se livrent au même constat : dans la perspective du retour à la paix, la France ne peut se permettre de sacrifier des travailleurs potentiels, alors même que la mortalité au front pèse déjà lourdement sur la main-d’œuvre future.
À ces considérations économiques s’ajoutent des arguments moraux. Les mutilés de la guerre font l’objet d’une intense mobilisation émotionnelle qui fait d’eux des héros de la patrie. En assurant leur réintégration sociale et professionnelle, il s’agit de préserver ce statut. C’est ce qu’exprime avec inquiétude le général Gabriel Malleterre, lui-même amputé de la jambe droite, lorsqu’il s’interroge sur le devenir des invalides, en 1916 : « Vont-ils donc rester des sans-travail, à la merci de l’Assistance publique ? Les héros de la veille vont-ils devenir les parasites de demain et grossir la tourbe des mendiants et des exploiteurs de la charité́ privée ? »
En ce sens, le travail des invalides revêt une valeur sociale fondamentale qui n’est pas, de prime abord, référée à une logique de productivité. Elle correspond à la rétribution nécessaire du corps national face à leur sacrifice, et témoigne que la nation entend dédommager ces mutilés qui se sont sacrifiés pour elle : en permettant au mutilé de conserver sa dignité par le travail, c’est celle de la nation tout entière qui est sauvegardée.
Réapprendre à travailler
Pour répondre à cette exigence, la voie privilégiée est celle du développement de la rééducation professionnelle qui se définit comme un ensemble de processus qui ont pour but de permettre au mutilé de reprendre le métier qu’il exerçait avant la guerre ou de lui en apprendre un nouveau. La première phase de la rééducation est dite « fonctionnelle » et vise à réduire le caractère handicapant des blessures, par des massages, des traitements électro-thérapeutiques et des exercices physiques. Au sein de ce dispositif, le travail est vu comme une fin mais aussi comme un moyen, et il est présenté comme le meilleur agent thérapeutique dont peuvent bénéficier les mutilés. Des médecins se spécialisent dans ce domaine et dirigent les principaux centres de rééducation : Jean Bergonié à Bordeaux, Maurice Bourrillon à l’Institut des invalides de Saint-Maurice ou encore Jean Camus au Grand-Palais.
Mais surtout, ces scientifiques participent à l’élaboration d’une véritable doctrine de la rééducation professionnelle, soit un ensemble de principes auxquels doivent se conformer les mécanismes de retour au travail des mutilés. Ces principes concordent avec l’idéal radical-socialiste, dominant sous la IIIe République. Un mutilé sur deux étant originaire du monde agricole, le « retour à la terre » des paysans est vivement encouragé, qu’il prenne la forme de la poursuite du travail des champs ou que ce dernier soit complété par l’exercice d’un petit artisanat rural (cordonnerie, vannerie, ferblanterie, etc.). D’une manière plus générale, les vertus de la vie à la campagne et du travail indépendant sont mises en avant tandis que le salariat urbain et les emplois administratifs sont présentés comme des repoussoirs.
Pour mettre en œuvre cette doctrine, plus de deux cents écoles de rééducation sont créées en France pendant la guerre. La première d’entre elles est fondée en décembre 1914 à Lyon, à l’initiative d’Édouard Herriot, et est financée par la commune. D’autres municipalités s’engagent dans cette voie, à Nantes, Montpellier et Besançon notamment. Mais, pendant la guerre, l’effort est surtout le fait d’organisations privées. La Fédération nationale d’assistance aux invalides, dirigée par Maurice Barrès, finance une vingtaine d’écoles grâce à une souscription relayée par L’Écho de Paris. Par ce biais, plus d’un million de francs est récolté, essentiellement grâce à des dons individuels, effectués par des individus de tout niveau social, ce qui témoigne à la fois de la vivacité de la philanthropie pendant la guerre et du caractère mobilisateur de la cause des mutilés. Des acteurs internationaux se mobilisent également. En 1915, l’Union des colonies étrangères en France, dirigée par le président de la Chambre de commerce américaine à Paris, Walter Berry, fait appel à de riches donateurs étrangers pour assurer le fonctionnement de cinq écoles dans la région parisienne, qui assurent la rééducation de près de 6 000 mutilés entre 1915 et 1921.
L’État demeure en retrait dans ce développement, et ce pendant toute la période de la guerre. La priorité est évidemment à la conduite de la guerre et les financements qu’il octroie à une problématique qui concerne le retour à la paix restent inférieurs aux fonds mobilisés par les initiatives privées. La rupture se produit lors de la sortie de guerre. En 1918, est créé l’Office national des mutilés et réformés (ONMR), qui est placé sous la tutelle du ministère du Travail, puis du nouveau ministère des Pensions en 1920. Dotée d’un budget propre et d’un comité d’administration qui réunit les principaux experts français du sujet, cette institution est chargée de rationaliser la rééducation professionnelle et de l’unifier sous une direction étatique. En effet, si les écoles créées pendant la guerre ont permis à 30 000 mutilés de (ré)apprendre un métier, leur efficacité est mise en doute. Trop petites, insuffisamment pourvues en instructeurs compétents, limitées pour la plupart à l’apprentissage d’un unique corps de métier, financièrement menacées par la décroissance des dons qui se fait sentir à la fin du conflit : pour toutes ces raisons, les inspecteurs de l’ONMR les jugent inaptes à poursuivre l’œuvre de rééducation dans la sortie de guerre. Entre 1918 et 1919, la plupart des centres créés pendant la guerre sont fermées et l’effort est progressivement resserré autour d’une dizaine d’écoles, financées par l’État et dirigées par l’ONMR. Toutes sont des institutions pouvant accueillir un grand nombre d’élèves, entre 100 et 400, et proposent l’apprentissage d’une dizaine de professions différentes. Si leurs effectifs sont décroissants, ces écoles subsistent pendant tout l’entre-deux-guerres et certaines, comme l’école Jean Janvier à Rennes, existent encore actuellement. Entre 1914 et 1939, ce sont près de 100 000 mutilés de guerre qui bénéficient de la rééducation professionnelle.
Favoriser la réinsertion
S’il occupe une place centrale dans le retour au travail des mutilés, ce dispositif n’est qu’une propédeutique, qui s’adresse en priorité aux invalides les plus sérieusement blessés, pour lesquels un changement de profession s’avère souvent indispensable. D’autres mesures sont nécessaires pour permettre la réintégration de l’ensemble des blessés, dans un contexte d’après-guerre qui leur est moins favorable. Le retour de leurs camarades valides puis des périodes de difficultés économiques, qui culminent lors de la crise des années 1930, fragilisent leur place dans le monde du travail. À mesure que le souvenir du conflit s’éloigne, ils sont en outre les victimes d’une « démobilisation culturelle », pour reprendre l’expression de l’historien John Horne ; la sollicitude de la société n’est plus aussi évidente et les employeurs expriment de manière plus claire leur réticence à embaucher des travailleurs diminués.
Pour remédier à cette situation, l’État pratique une politique que l’on ne qualifie pas encore de discrimination positive quoiqu’elle en ait l’apparence. En 1916 et 1923, deux lois établissent une préférence en faveur des mutilés de guerre dans les emplois administratifs, à l’échelle nationale, des collectivités locales et des entreprises publiques. Ce système des « emplois réservés » présente des résultats mitigés : en 1921, 1 % seulement des fonctionnaires français sont des pensionnés de la guerre alors que ces derniers constituent près de 5 % de la population active. De plus, la majorité des emplois occupés par les mutilés sont des « petites places » qui ne demandent pas de qualification particulière. Le manque de volontarisme de l’État est ainsi régulièrement dénoncé par les associations d’invalides de guerre.
L’autre volet de la politique de réintégration professionnelle est le principe de l’« emploi obligatoire », consacré par la loi du 26 avril 1924. Dès 1915, le député socialiste de la Haute-Vienne, Adrien Pressemane, dépose une proposition pour que des quotas de mutilés de guerre soient imposés aux employeurs privés. Cette mesure est vigoureusement combattue par la droite parlementaire, en particulier au Sénat, et par le monde patronal, qui y voit une insupportable atteinte à la liberté d’embauche. Du fait de cette opposition, ce n’est qu’en 1928 que la loi commence d’être appliquée ; dès lors, toutes les entreprises de plus de dix salariés doivent compter 10 % de mutilés parmi leurs effectifs, sous peine de devoir s’acquitter d’une redevance de six francs par jour et par mutilé manquant. En l’absence de statistiques nationales, il est difficile d’évaluer les effets de cette mesure. A minima, l’on peut postuler qu’elle a permis de protéger l’emploi des mutilés lors des périodes de rétraction du marché du travail. Les employeurs qui, dans les années 1930, sont contraints de réduire leur personnel, licencient plus volontiers leurs salariés valides que mutilés, pour s’éviter de lourdes amendes qui viendraient grever des finances déjà fragiles.
Qu’il ait été ou non un moteur de la réintégration des invalides au travail, l’emploi obligatoire a constitué un levier essentiel des politiques sociales à leur égard. En effet, les redevances perçues au titre de la loi de 1924 sont versées au budget de l’ONMR, qui les utilise afin de dispenser des secours aux invalides qui ne parviennent pas à trouver un travail. Entre 1930 et 1936, ce sont plus de soixante millions de francs qui sont ainsi récoltés et reversés aux mutilés de la guerre sous forme d’aides financières.
Des mutilés de la guerre aux handicapés
Bien qu’elles soient pensées et édifiées pour une population particulière, ces politiques publiques ont vocation à profiter à l’ensemble des handicapés. En 1924, les écoles de rééducation professionnelle sont ouvertes aux infirmes civils et aux accidentés du travail, moyennant le paiement d’un prix de journée. En 1930, la rééducation devient gratuite pour l’ensemble des catégories. Dans les années 1930, la jurisprudence de l’application de la loi sur l’emploi obligatoire montrent une tolérance constante en faveur des employeurs qui, à défaut de compter 10 % de mutilés dans leur entreprise, embauchent des victimes d’accidents du travail.
Mais c’est surtout sur le long terme que peut s’apprécier le caractère pionnier des mesures prises dans le contexte de la guerre 1914-1918, qui constituent des jalons en faveur de l’insertion professionnelle des personnes handicapées. La loi du 23 novembre 1957 qui correspond, selon le politologue Pascal Doriguzzi, à « l’invention politique du travailleur handicapé », ne fait plus de différence entre les infirmes de naissance, les mutilés de guerre et les accidentés du travail. Tous jouissent des mêmes droits qui ont originellement profité aux invalides de la Grande Guerre : droit à la formation professionnelle et droit au travail par la généralisation des quotas dans les entreprises privées et les entreprises publiques. Ces éléments sont réaffirmés dans la loi du 30 juin 1975, qui consacre l’emploi des handicapés comme une « obligation nationale ». Cet ensemble législatif édifié dans la seconde moitié du XXe siècle marque la sortie de guerre définitive du retour au travail des invalides, et démontre l’importance du legs de « ceux de 14 » dans la construction – encore imparfaite – d’un État social engagé en faveur d’une intégration professionnelle véritablement universelle.
Clément Collard
Clément Collard, agrégé et docteur en histoire de Sciences Po Paris, a consacré sa thèse à la rééducation et la réintégration professionnelles des mutilés français de la Première Guerre mondiale. Il est actuellement enseignant à l’IEP de Lille.