C’est en novembre 1919 que John Maynard Keynes, peut-être l’un des économistes les plus célèbres du XXème siècle, remit à son éditeur le manuscrit de son ouvrage The Economic Consequences of the Peace. Les thèses de ce livre, qui porte essentiellement sur les réparations allemandes d’après-guerre et, plus généralement, sur le traitement de l’Allemagne lors de la Conférence de paix de Paris de 1919, ont été maintes fois commentées et discutées au cours des cent dernières années, notamment lors de l’ascension économique et militaire de l’Allemagne sous le régime national-socialiste, au sujet des origines de la Seconde Guerre mondiale, puis lors de la reconstruction de l’Europe après la guerre, et même récemment au sujet la récente crise des dettes souveraines en zone euro. Il contient sans aucun doute de quoi alimenter la réflexion pour plusieurs décennies, et alors même que la guerre en Ukraine fait encore rage, il est jugé pertinent pour une future conférence de paix sur la reconstruction de l’Ukraine et les réparations russes qui pourraient être versées.
Mais ce livre de Keynes peut-il encore inspirer la réflexion sur toutes ces questions, qu’elles relèvent de l’histoire ou de l’avenir ? Ses thèses sont-elles encore pertinentes ? Les négociateurs de la future conférence de paix sur l’Ukraine (quand elle aura lieu) devraient-ils, par exemple, le lire avant de partir en réunion ? Le livre de Keynes est-il une source de sagesse ou de folie ? La question mérite d’être posée à nouveaux frais.
Un Traité inéquitable ?
Il faut commencer par relever que le livre de Keynes comporte de nombreux sophismes, à commencer, par exemple, par l’idée que le Traité de paix signé à Versailles le 28 juin 1919 n’était pas équitable pour l’Allemagne parce qu’il constituait une rupture du contrat qu’elle avait conclu avec les Alliés par l’échange de documents diplomatiques. Le lecteur peut évidemment se demander comment un véritable contrat peut se former par un simple échange de documents diplomatiques. Supposons, pour les besoins du raisonnement, qu’un échange de mémorandums ait en effet donné naissance à un accord. Alors, la question délicate pour Keynes est de savoir comment il a bien pu être violé, et par qui.
Le mémorandum final de l’administration américaine signé par le secrétaire d’État Robert Lansing, représentant le président Wilson, au nom de tous les principaux alliés, le 5 novembre 1918, stipule qu’« une compensation sera versée par l’Allemagne pour tous les dommages causés à la population civile des alliés et à leurs biens par l’agression de l’Allemagne sur terre, sur mer et dans les airs ». C’est sur la base de ce mémorandum que le gouvernement allemand demanda officiellement l’ouverture de négociations d’armistice, le 7 novembre. Le gouvernement allemand savait donc pertinemment que les Alliés qualifieraient le comportement de l’Allemagne d’agression, et que celle-ci aurait à réparer tous les dommages causés aux Alliés1. De plus, cette même phrase figure à l’article 232 du Traité de Versailles – mot à mot, dans sa formulation exacte. De quelle violation du contrat peut-on parler, à supposer qu’il y en eût un !
La façon dont Keynes considère le Traité pose aussi problème. Il précise que l’objectif de son livre est de « montrer qu’une Paix carthaginoise n’est ni juste ni possible en pratique », Paix carthaginoise désignant les conditions de paix issues du Traité. Néanmoins, l’ouvrage ne consacre aucun chapitre à la guerre elle-même. Le chapitre II, « L’Europe avant la guerre », est suivi du chapitre III, « La Conférence », comme si rien ne s’était passé en Europe entre l’époque précédant la Grande Guerre et la Conférence de paix de Paris. Pour un lecteur qui partirait de zéro, la principale question de quoi pouvait bien traiter cette Conférence, car le livre ne contient pratiquement aucune information à son sujet. Keynes parait si préoccupé de se projeter vers l’avenir que son lecteur a parfois l’impression que la guerre n’a jamais eu lieu, et que la Conférence réunit de vieux amis pour discuter d’un avenir commun.
Et pourtant, la Grande Guerre a bien eu lieu ; l’Allemagne l’a déclenchée sans provocation, du moins c’est incontestable sur le front occidental, et ce sont les armées allemandes qui ont causé des dommages considérables à la population et aux biens civils en Europe occidentale. Il est bien établi que les dommages causés par l’armée allemande en Belgique et dans le nord de la France, ainsi que par la guerre sous-marine sans restriction de la marine allemande ont été commis délibérément et, dans de nombreux cas, sans lien avec les opérations militaires, certains d’entre eux ayant été infligés même après l’armistice. Ces dommages causés aux civils et à leurs biens sont la raison des réparations imposées à l’Allemagne, et l’avoir oublié, c’est l’erreur qui parcourt tout le livre de Keynes.
Keynes était manifestement agacé par les montants réclamés en guise de réparations de guerre par les représentants des Alliés. Comme il estimait au jugé que les Alliés réclameraient une somme totale de l’ordre de 40 milliards de dollars, il prit sur lui de donner sa propre estimation, faite d’une manière vague et incompréhensible pour le lecteur, apparemment sur la base des données du recensement d’avant-guerre de la richesse nationale de la Belgique et de la France. Son calcul de coin de table aboutit à un montant total de 10,6 milliards de dollars, qu’il arrondit à 10 milliards, notant qu’il aurait été juste et sage de demander au gouvernement allemand, lors de la Conférence, d’accepter cette somme en bloc, dans un règlement forfaitaire et sans autre examen des postes de préjudice.
Cette approche n’est pas sans poser problème ! Le premier est qu’il ne donne aucune raison expliquant pourquoi les dommages de guerre n’avaient pas à être évalués avec précision. Que pouvait gagner les nations présentes à la Conférence, à l’exception de l’Allemagne, à accepter par avance que le montant réel des dommages subis ne fût pas révélé et discuté en détail. Le deuxième problème est qu’une évaluation sérieuse prend du temps, car il faut calculer le coûts de remplacement des biens détruits, c’est-à-dire le montant total des investissements nécessaires pour que les biens soient remis dans l’état où ils étaient avant la destruction – l’état dans lequel ils auraient été sans l’agression allemande. C’est la méthode qui fut très probablement utilisée par le Corps des ingénieurs de l’armée américaine, dans son rapport de 1921, pour arriver à un total de dommages subis par les Alliés, à l’exclusion de la Tchécoslovaquie, de la Russie et de la Pologne, de 40 milliards de dollars. Il fallut deux ans de plus. Qu’aurait-on gagné à accélérer le processus selon la proposition de Keynes ? Ce qui est encore plus dommageable pour sa proposition, c’est que selon cette évaluation méticuleuse, les dommages de guerre causés par les forces armées allemandes sont quatre fois plus importants que ce que lui-même avait estimé.
De l’usage tactique du temps
Point embarrassant pour Keynes, la contre-proposition allemande de réparations, faite au cours de la Conférence et avant qu’aucun chiffre ne soit avancé par les Alliés, s’élevait à 25 milliards de dollars, soit deux fois et demie plus que son propre calcul. C’est pourquoi il minimise l’importance de cette contre-proposition, la qualifiant d’obscure et mal avisée. Keynes la minimise encore par des calculs artificieux et peu compréhensibles, en convertissant la valeur nominale en valeur actualisée, et la réduit à 7,5 milliards de dollars. Pain bénit pour lui, car la contre-proposition allemande devient alors inférieure à sa propre évaluation. Le problème, c’est que Keynes compare des pommes et des oranges. Sa proposition (ses 10 milliards de dollars), c’est la valeur nominale d’un montant brut de réparations, à comparer aux 25 milliards de dollars de la contre-proposition allemande initiale, et non pas au montant de 7,5 milliards de dollars issu du recalcul par Keynes de valeurs actualisées. Si ce même exercice était effectué, les 10 milliards de Keynes seraient actualisée à 3 milliards de dollars.
Avec une méthode de comparaison correcte, au moyen des valeurs actualisées, l’offre allemande à la Conférence serait encore 2,5 fois supérieure à l’évaluation de Keynes. En bref, Il se montre plus royaliste que le roi. Il est tout à fait compréhensible – après tout, c’était leur travail – que la délégation allemande ne se soit occupée que des intérêts allemands, et que l’essentiel pour elle ait été de diminuer autant que possible les réparations à verser. Mais il faut se demander quelle était la mission de Keynes lorsqu’il écrivit son livre. Était-ce bien de rechercher la vérité et la justice ?
En définitive, la Conférence choisit de ne pas donner de chiffres ni de formule pour le calcul de la contribution allemande, et en assigna la tâche à une Commission des réparations. Le montant que celle-ci retint à Londres en mai 1921 fut effectivement de 12,5 milliards de dollars, soit à peine plus que ce que Keynes avait recommandé dans son livre.
Keynes était fermement convaincu, sans qu’on sache pourquoi, que le montant définitif des réparations aurait dû être fixé lors de la Conférence elle-même. Si son but était de réduire le fardeau des réparations allemandes, c’était évidemment une mauvaise proposition : la Conférence de paix s’ouvrit dès le lendemain de la Grande Guerre, dans un climat de forte animosité des pays alliés, et en particulier de la France, contre l’Allemagne, alors que la population de ces pays avaient des attentes illimitées en matière de réparations, notamment du fait des promesses de leurs élites politiques immédiatement après l’Armistice. Il était donc judicieux de laisser en suspens le montant des réparations, et d’en reporter le calcul exact de quelques années, comme on finit par le faire. Les passions du temps de guerre s’étaient apaisées et l’excitation de l’après-guerre au sujet des réparations était alors retombée. Il devenait possible de discuter de montants plus modérés. Il valait donc mieux pour l’Allemagne ne pas rechercher immédiatement, lors de la Conférence, un accord transactionnel définitif. En bref, Keynes avait tort. Encore une fois.
Capacité et volonté de payer
L’erreur la plus importante du livre de Keynes concerne peut-être la capacité de l’Allemagne à verser les réparations imposées, selon lui limitée à 10 milliards de dollars, soit par une curieuse coïncidence, exactement le montant qu’il donne comme total des dommages de guerre causés par l’Allemagne.
Le premier problème méthodologique est que le concept de capacité de paiement employé par Keynes est statique, fondé uniquement sur les soldes du commerce extérieur enregistrés au cours de la dernière année d’avant-guerre, et seulement ajustés en fonction des pertes territoriales (estimées) de l’Allemagne. Selon Keynes, la capacité de paiement d’un pays ne change pas dans le temps, et les agents économiques et les gouvernements ne réagissent pas aux incitations, par exemple celles créées par les réparations, ou aux chocs extérieurs. Dans cette perspective, la conclusion inévitable était que la capacité de paiement de l’Allemagne était constante et plutôt faible.
Le deuxième problème méthodologique de son approche est qu’il ne lie pas capacité de paiement et calendrier de paiement. Un même montant de réparations réparti sur 20 ans ou bien sur 40 ans, c’est quelque chose de complètement différent, car la capacité de paiement est en fin de compte fonction du PIB de la période considérée – c’est le rapport entre les sorties de capitaux et le PIB qui importe. Après tout, la capacité de paiement n’est rien d’autre que la part du PIB qui peut être extraite d’un pays sans effet néfaste sur sa vie économique quotidienne et sa croissance économique. Ainsi, se focalisant à tort sur la balance commerciale d’avant-guerre, Keynes oubliait la relation entre la capacité de paiement de l’Allemagne et son PIB.
En outre, Keynes néglige le fait que les réparations sont nécessairement payées par le gouvernement à partir de ses excédents budgétaires, et qu’il doit donc y avoir excédents, quelle que soit la manière d’y parvenir. Avec le recul, la séquence des événements qui ont suivi la Conférence de paix montre clairement que les fréquents défauts de l’Allemagne dans le paiement des réparations s’expliquent par les déficits budgétaires, mais aussi que ces déficits étaient principalement dus à la faible pression fiscale.
Avec son approche fondée sur la balance des paiements, Keynes en conclut qu’une baisse des salaires réels dans l’économie allemande est inévitable et pour lui, il s’agit d’une évolution défavorable. Quelle que soit la manière dont il déduit que les salaires réels devront diminuer en Allemagne, avec baisse effective du revenu réel disponible, il a raison. Il était effectivement conforme à l’intuition que les Allemands se porteraient bien mieux sans réparations à verser qu’avec elles – nul besoin de théorie économique pour le prouver, le bon sens suffit. Néanmoins, cette intuition de bon sens doit être replacée dans un contexte plus large. Ce sont les salaires réels en France, en Belgique, au Royaume-Uni, etc. qui auraient à baisser en raison des investissements nécessaires à la réparation des destructions de la guerre. La raison d’être des réparations, c’était d’amortir, voire de compenser, cette baisse des salaires réels dans les pays alliés. Pourtant, Keynes ne veut prendre en compte que les salaires réels en Allemagne.
Les réparations comme Diktat
Ce qui manque dans le livre est peut-être son plus grand défaut. Keynes ne considère pas la capacité de paiement de l’Allemagne du point de vue de l’économie politique – c’est-à-dire comme l’effet d’une volonté de payer. Comme l’ont montré les historiens, il existait trois désaccords majeurs entre les Alliés et l’Allemagne lors de la Conférence et après celle-ci : (1) le comportement de l’Allemagne avant la guerre a été la cause principale de la guerre, c’est-à-dire que l’Allemagne a commencé la guerre, (2) les Allemands ont fait la guerre en utilisant des moyens inacceptables, et (3) la Grande Guerre s’est terminée par une défaite incontestable.
Pour l’élite politique et les électeurs allemands, aucune de ces affirmations n’était vraie, et ils ne voyaient donc aucune raison de payer de réparations de guerre. Pour eux, l’Allemagne n’avait pas commencé la guerre, l’avait menée de manière légitime et honorable et, ce qui est peut-être le plus important, ne l’avait pas perdue. En conséquence, la capacité de paiement de l’économie allemande était très faible, voire nulle, car les réparations de guerre, selon l’opinion publique allemande, étaient injustes et l’effet d’un Diktat imposé par les Alliés. Au cours des années 1920, les différents gouvernements allemands adoptèrent des politiques et des positions conformes aux souhaits de leur opinion, et en faveur de l’annulation. Ce n’est pas que l’Allemagne ne pouvait pas assumer le fardeau des réparations de guerre, c’est que l’Allemagne ne voulait pas payer, pour des raisons financières et économiques, mais surtout pour des raisons relevant de la politique et de la psychologie de masse, à haute charge émotionnelle.
Or cette position de l’opinion publique, en particulier au sujet de l’issue de la guerre, fut inspirée par l’élite militaire et politique allemande. C’est l’élite militaire allemande qui perdant la guerre sur le front occidental, a créé la légende du « coup de poignard dans le dos » (Dolchstoss), selon laquelle l’héroïque armée allemande n’avait été vaincue ni sur terre ni sur mer. C’est bien l’élite politique allemande, en la personne du chef provisoire de l’État Friedrich Ebert, qui a salué le retour des soldats allemands en décembre 1918 en leur disant : « Aucun ennemi ne vous a vaincus ». L’Allemagne n’étant pas occupée militairement (à quelques exceptions près), les troupes allemandes se trouvant toujours sur les territoires français et belge au moment de l’armistice, le généreux (pour les Allemands) traité de paix de Brest-Litovsk avec la Russie soviétique étant toujours en vigueur (ce qui signifiait victoire allemande à l’Est), il fut alors facile de convaincre l’opinion publique que l’Allemagne n’avait pas perdu la guerre.
Keynes reste silencieux sur toutes ces questions. Mais il souscrit pleinement aux propos d’un représentant allemand, le ministre des affaires étrangères, lors de la Conférence, selon lesquels ceux qui signeraient le Traité signeraient l’arrêt de mort de plusieurs millions d’hommes, de femmes et d’enfants allemands.
En fin de compte, les Allemands signèrent le Traité, acceptèrent de payer les réparations fixée par la Commission des réparations et… Que s’est-il passé ? Des millions de personnes sont-elles mortes ? Non, c’est l’Allemagne qui a connu ses propres « années folles » avec un taux de croissance économique annuel moyen aussi élevé que 5,8 %, de la fin de la Grande Guerre à la Crise de 1929, même en incluant la désastreuse année d’hyperinflation, avec un taux de croissance négatif de – 14,3 %. De toute évidence, le fardeau des réparations n’était pas une contrainte si importante pour la dynamique de l’économie allemande, surtout après l’afflux de capitaux américains conformément au plan Dawes d’août 1924. Cet aperçu de la dynamique est étayé par les données sur les sorties de capitaux dues aux réparations, exprimées en pourcentage du PIB : pendant deux années seulement (1921 et 1922), elles furent légèrement supérieures à 5 %, et la moyenne pour la période est de 3,4 % du PIB. À titre de comparaison, la Grèce, pendant la période de consolidation de sa dette souveraine, à la fin des années 2010, a enregistré une sortie de capitaux de plus de 20 % de son PIB.
Propositions pour une après-guerre
Deux propositions de Keynes au sujet des futures relations financières internationales sont très révélatrices.
La première consistait en l’annulation totale de la dette contractée pour les besoins de la guerre par les gouvernements des pays alliés et associés. Keynes la jugeait essentielle à la prospérité future du monde, sans fournir aucune preuve à l’appui de sa thèse. Quelle était la situation ? Les États-Unis étaient exclusivement prêteurs (10 milliards de dollars) ; le Royaume-Uni était un prêteur net (4,5 milliards de dollars), mais aussi un débiteur des États-Unis ; la France était un débiteur net (3,5 milliards de dollars) ; et le plus grand débiteur net était l’Italie (4 milliards de dollars). Bien que Keynes ne le mentionne pas explicitement, il est évident que les réparations versées par l’Allemagne étaient cruciales pour la France et, dans une certaine mesure, pour l’Italie, afin d’assurer le service de propre leur dette envers les États-Unis. Il est donc tentant d’en déduire que s’il y avait annulation générale des dettes alliées, la pression exercée sur l’Allemagne pour qu’elle paie les réparations aurait été corrélativement moins forte. Encore une fois, Keynes paraît mettre l’Allemagne au centre de ses préoccupations.
Le lecteur se demande ce que l’administration américaine, acteur-clef selon Keynes, aurait pu y gagner. Keynes a souligné qu’une nation débitrice n’aime pas son créancier – propos qui tient plus du poète que de l’économiste. L’administration américaine, alors que l’isolationnisme montait dans le pays, considérait probablement que préserver ses actifs financiers à l’étranger, c’était le moyen d’exercer une certaine influence sur les affaires européennes. Il n’est donc pas surprenant que la proposition de Keynes ait été rejetée par les Américains.
L’autre proposition de Keynes, ce fut un prêt international aux pays européens d’un milliard de dollars. Il soulignait deux points : le prêteur devrait être le Trésor américain, et le prêt devrait financer le fonds de roulement des pays, leur working capital, et non pas financer la reconstruction. En bref, et entre les lignes, ce prêt devait servir au financement du fonds de roulement et non de la reconstruction puisque les capacités industrielles françaises et belges, ainsi que la flotte marchande britannique seraient reconstruites grâce aux réparations allemandes, et que les capacités industrielles allemandes et l’économie allemande dans son ensemble n’avaient pas été affectées par la guerre. Ces capacités de production en revanche avaient besoin de fonds de roulement afin que les industriels allemands soient encouragés à augmenter la production avec les capacités existantes. C’était bien peu se soucier des dommages de guerre subis par les Alliés !
Les mystères d’une œuvre
Quelle est la source de ces erreurs et des autres erreurs du livre de Keynes ? La réponse la plus simple est la nature du livre. En langage moderne, le livre de Keynes est un plaidoyer, non une réflexion universitaire pondérée. C’est un plaidoyer bien écrit, convaincant, qui visait à faire basculer l’opinion publique, principalement en Grande-Bretagne, contre le Traité de Versailles et en faveur d’une politique de réparation indulgente envers l’Allemagne. Keynes y est parvenu. Il n’était pas nécessaire de faire basculer l’opinion publique allemande, et il était peu probable que l’opinion publique française changerait jamais. Les effets de ce revirement ont perduré pendant de nombreuses années, de même que la réputation du livre.
Les conséquences économiques de la paix a en effet marqué les esprits de son temps, alors que Keynes l’avait écrit dans le seul but de soutenir la position allemande de l’immédiate après-guerre. Keynes était obsédé par le court terme (« À long terme, nous sommes tous morts ») et, paradoxalement, le livre a produit des conséquences intellectuelles et politiques de long terme.
Le livre n’est certainement pas une source de sagesse, mais il n’est pas non plus, malgré toutes ses erreurs méthodologiques, une folie, en raison de son objectif de plaidoyer, qui a été atteint, semble-t-il, au-delà des rêves les plus fous de l’auteur. Comment un économiste de premier ordre comme Keynes, au fait de toutes les méthodes de la science économique de son temps, a-t-il pu livrer un plaidoyer avec autant de lacunes méthodologiques, certaines d’entre elles ayant été identifiées assez tôt ? Et surtout pourquoi Keynes a-t-il voulu écrire ce plaidoyer en faveur de l’Allemagne juste après la Grande Guerre ? Les réponses dépassent largement le cadre de cet article. Il faudrait rechercher dans l’abondante littérature consacrée à la vie et à la personnalité complexe de Keynes.
En tout cas, personne ne pourra être surpris si une nouvelle version des Conséquences économiques de la paix (ukrainienne) est écrite après la conférence qui mettra probablement fin à la guerre que la Russie a déclenchée en Ukraine (sauf explosion nucléaire avant). Les commentaires de certains économistes célèbres sur la situation en cours enseigne qu’il y aura de nombreux candidats.
Boris Begović
Boris Begović est professeur d’économie à l’Université de Belgrade. Cet article est issu du texte écrit à l’occasion du centenaire du livre de Keynes et paru dans la Belgrade Law Review (en anglais) https://anali.rs/xml/202-/2020c/2020-1c/Anali_2020-1c-460-1732-1-pb.pdf.
Notes
↑1 | A l’exception des dommages militaires. |
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