Le calvaire des Ouïghours

Les Ouïghours sont un peuple turcophone, à majorité musulmane sunnite habitant la région autonome ouïghoure du Xinjiang. Ils représentent une des cinquante-six nationalités reconnues officiellement par la République populaire de Chine. Leur population est à l’heure actuelle estimée à environ 25 millions de personnes en Asie centrale, dont 12 millions en Chine. Ils sont aujourd’hui frappés en République populaire de Chine par une répression, des persécutions particulièrement inhumaines. Journaliste à Libération, Laurence Defranoux vient de leur consacrer un livre bien documenté. La Rédaction

Contreligne – Laurence Defranoux, comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser aux Ouïghours ? Vous racontez que vous avez découvert ce peuple et le Xinjiang dès l’adolescence.

Laurence Defranoux – Mon intérêt pour le Xinjiang remonte en effet  à l’adolescence. Enivrée par les romans et les récits de voyage en Asie centrale, je rêve de me rendre dans cette immense région semi-désertique aux paysages grandioses, à l’histoire flamboyante et aux peuples fiers, rebelles et généreux, qui s’étend sur un sixième du territoire chinois. Dans Oasis interdites, l’écrivaine et aventurière suisse Ella Maillart raconte sa traversée épique à dos d’âne dans le Xinjiang troublé des années 1930, en compagnie du journaliste et espion britannique Peter Fleming, qui servira de modèle à son frère Ian pour créer le personnage de James Bond. Aussi, lorsqu’à 22 ans, je pars avec une amie en stop depuis Paris pour faire le tour du monde, notre première étape en Asie est Urumchi, la capitale régionale, ville du globe la plus éloignée de la mer. En 1991, les touristes y sont encore très rares.

Pendant un mois, sur des vélos déglingués ou à bord de bus brinquebalants, nous parcourons les immensités du Xinjiang, visitons des merveilles architecturales vieilles de plusieurs siècles, nous nous perdons dans les dédales des villes anciennes toujours animées, où flottent des effluves de brochettes et de pain cuits au feu de bois, où on disserte sans fin avec les voisins, où les artisans sculptent, cousent, réparent dans leurs ateliers ouverts. La langue ouïghoure, qui s’écrit en lettres arabo-persanes, est partout. Les habitants pratiquent un islam sunnite soufi coloré de rites traditionnels d’Asie centrale, où la danse, la musique, la poésie et la fête sont très présentes. De nombreux Ouïghours n’observent les coutumes religieuses que pour les grandes occasions, certains sont athées, d’autres chrétiens. Riches ou pauvres, paysans ou intellectuels, habillés à l’occidentale ou en costume traditionnel, ils nous ouvrent leurs maisons aux balcons sculptés et aux cours intérieures fleuries, aux pièces décorées de tapis multicolores, de tentures et de luths. Au grand marché hebdomadaire de Kashgar, où se croisent nomades et marchands depuis les temps anciens, les femmes portent des robes et des tuniques chatoyantes aux couleurs vives. On est en 1991, Mao est mort depuis quinze ans, et la Chine se remet doucement de la terrible Révolution culturelle, mais les fonctionnaires continuent à imposer des tracasseries sans fin aux citoyens et aux voyageurs. Après ce voyage, je garderai toujours un intérêt pour cette région située au carrefour de l’Orient et de l’Occident, notamment à partir de 2014, quand je serai chargée de suivre l’Asie pour le journal Libération. 

Depuis quand et pourquoi les Ouïghours sont-ils considérés comme une menace par le pouvoir chinois ? 

Dès sa fondation en 1921, le Parti communiste chinois (PCC) promet le droit à l’autodétermination et à l’indépendance aux peuples opprimés par l’empire chinois, notamment les Tibétains et les habitants du Xinjiang, annexé au XIXe siècle. Lorsqu’en 1949, à l’issue de la guerre civile, le PCC fonde la République populaire de Chine, le Nord du Xinjiang est gouverné de manière démocratique par la Deuxième République du Turkestan oriental, fondée par des intellectuels. Mao Zedong invite onze représentants du gouvernement local à venir discuter de l’avenir. Mystérieusement, tous périssent dans le crash du petit avion qui les emmène à Pékin. Débarrassé de l’opposition politique, le PCC renie ses promesses, envoie ses troupes envahir le Xinjiang et entame une campagne de colonisation de grande ampleur. L’objectif est de conserver le contrôle de cette région grande comme trois fois la France, située au carrefour des routes commerciales historiques entre l’Asie et l’Europe et riche d’immenses ressources naturelles. Et ce, bien que 95% des habitants ne soient pas chinois, et qu’ils vivent à plus de 3000 kilomètres de la capitale.

Comment expliquer ce degré de violence contre eux, qui permet aujourd’hui de parler d’un véritable politique génocidaire ? Ce que vous écrivez sur les stérilisations forcées est terrifiant.

 En deux générations, grâce à d’immenses mouvements de population, les peuples turciques deviennent quasiment minoritaires sur leur territoire. Leur culture est méprisée, leur avenir économique compromis, leur langue marginalisée. Les révoltes se succèdent. Après les grandes manifestations populaires de 1989, écrasées dans le sang place Tiananmen, puis l’éclatement de l’URSS, le Parti communiste chinois craint l’avènement d’un mouvement indépendantiste au Xinjiang, frontalier des nouvelles Républiques d’Asie centrales. Il commence alors à réprimer brutalement ce qui fait l’identité des peuples de la région, Ouïghours, Kazakhs, Kirghizes, Ouzbeks, et qui pourrait nourrir le séparatisme. 

A son arrivée au pouvoir en 2013, le nouveau président chinois, Xi Jinping, lance les « Nouvelles Routes de la Soie », un projet pharaonique destiné à assurer à la République populaire le rang de première puissance mondiale lors de son centenaire en 2049. Le Xinjiang, frontalier de huit pays, riche en hydrocarbures et en produits miniers, est une pièce maîtresse de ce plan. Xi Jinping décide d’anéantir la civilisation ouïghoure pour écraser toute forme de résistance et donc d’instabilité. Pour cela, il renoue avec le sinistre passé totalitaire de la Chine, et désigne comme ennemi numéro 1 l’« extrémisme religieux » qu’il qualifie de « puissante drogue psychédélique », prescrit « une période douloureuse de traitement et d’intervention » et annonce « une vaste campagne de surveillance et de collecte de renseignements » couplée avec une « réforme par l’éducation ». Désormais, n’importe quel acte de la vie quotidienne d’un Ouïghour peut être criminalisé, comme lire de la poésie ouïghoure, mettre de l’essence dans une voiture qui n’est pas la sienne, ne pas boire d’alcool ou envoyer des voeux pour le ramadan. Tous les citoyens turciques autochtones, Ouïghours, Kazakhs, Kirghiz et Ouzbeks sont visés, à partir de 16 ans et sans limite d’âge. Une application déclenche une alerte sur les smartphones des policiers quand un comportement « suspect » est repéré, notamment via les caméras à reconnaissance faciale, et les rafles s’enchaînent.

Le Xinjiang est devenu une prison à ciel ouvert, pense-t-on en lisant votre livre.

La surveillance y est digne du livre « 1984 », de George Orwell. Depuis 2016, le programme « Devenir une famille » permet d’espionner les familles autochtones jusque dans leur lit. Plus d’un 1 million de cadres hans (l’ethnie majoritaire en Chine) sont envoyés vivre au moins cinq jours tous les deux mois dans une famille ouïghoure ou kazakhe. Ils surveillent la décoration et l’alimentation de toute la famille, enregistrent les « situations inhabituelles », comme un « air triste » ou « un langage évasif », l’absence de bière au frigo ou une préférence pour les DVD plutôt que pour la télé, et ont le pouvoir de prescrire leur envoi en « rééducation ». Le niveau de vie des Ouïghours ayant fortement chuté à cause des détentions, de la spoliation et des déplacements forcés, les entreprises et autorités profitent du climat de terreur pour les envoyer trimer dans les champs de coton et en usine. Sous prétexte de « lutte contre la pauvreté », le gouvernement les soumet à une forme d’esclavage pour continuer à produire à bas coût. 

Cet esclavage est aggravé par un contrôle de la natalité, dites-vous.

La capacité reproductive des femmes ouïghoures est clairement ciblée. Les mariages sont soumis à autorisation, et l’État impose à des centaines de milliers de Ouïghoures la stérilisation ou le port d’un stérilet. Ajoutées aux séparations dues à l’emprisonnement ou au travail forcé, ces mesures entraînent une chute spectaculaire des courbes de naissance. Entre 2015 et 2018, le taux d’accroissement naturel de la population dans les préfectures du sud du Xinjiang a diminué de 73,5 %, et en 2018 et  2019, il est tombé à zéro ou est même devenu négatif dans plusieurs cantons. Par exemple, dans le canton de Khotan, où 99 % de la population est ouïghoure, les autorités ont fixé un quota annuel de 34 % de femmes mariées en âge de procréer qui doivent se faire ligaturer les trompes, et le taux de stérilisation a été multiplié par sept. Plus de 300 000 enfants auraient  été empêchés de naître en 2018 et 2019. 

Le pouvoir chinois souligne que les Ouïghours seraient des militants islamistes, mais les signes pour le prouver manquent, et du reste le monde musulmans ne parait pas vraiment se soucier du sort des Ouïghours.

Comme au Tibet, la religion est un moyen de marquer sa différence face à une idéologie communiste laïque et oppressive. L’islam rigoriste tel qu’il est pratiqué dans la péninsule arabique est très critique de la tradition soufie mystique du Turkestan oriental, qui établit un lien direct entre le croyant et Dieu grâce à la méditation, la poésie, la danse ou la musique. Néanmoins, de nouveaux concepts religieux du Moyen-Orient ont commencé à circuler dans des petites écoles coraniques dans les années 2000. Mais il n’y a jamais eu de grandes madrasas au Xinjiang, et en ouvrir est inconcevable sous le règne du PCC. Les courants islamiques fondamentalistes, même s’ils obtiennent un certain écho, restent de facto très minoritaires au Xinjiang. Pourtant, après le 11 septembre 2001, quand  les Etats-Unis déclarent la « guerre contre le terrorisme », Pékin brandit la religion des Ouïghours pour  intensifier leur persécution. 

Et que fait alors Pékin ?

Profitant de la sidération dans laquelle sont plongées les démocraties occidentales, il s’attelle à faire du peuple ouïghour un ennemi à la fois intérieur et planétaire. Un mois après les attentats à New York, le ministère des Affaires étrangères chinois qualifie le Congrès national du Turkestan oriental, une organisation militante pacifiste ouïghoure basée en Allemagne, de « force terroriste étroitement liée avec des organisations terroristes internationales pour commettre de nombreux horribles actes terroristes en Chine et dans les pays voisins qui essaie de se déguiser sous le prétexte des droits humains, de la démocratie et de la protection des droits des minorités».  Pékin va désormais criminaliser l’ensemble des douze millions de citoyens turciques du Xinjiang, et qualifier toute contestation sociale ou politique de « terrorisme » fomenté par l’Etim, un groupuscule islamiste basé à l’étranger. Le matraquage de la propagande chinoise imprime dans l’imaginaire chinois et occidental, aussi ignorants l’un que l’autre de l’histoire du Turkestan oriental, que les Ouïghours sont une « minorité musulmane » composée de « fondamentalistes » qui rêvent d’« instaurer la charia ». Ceux qui étaient jusque-là des « séparatistes ethniques » soutenus par les Etats- Unis depuis l’Asie centrale deviennent des « extrémistes islamistes » soutenus par Al-Qaeda depuis l’Afghanistan.

Quinze ans après, un nouveau récit impute les manifestations de Ghulja de 1997, qui avaient tourné à l’émeute,  au «  parti d’Allah du Turkestan oriental islamique et d’autres organisations terroristes », et assure que « les terroristes ont crié des mots d’ordre comme “Fondons un royaume islamique” ». Aujourd’hui, la surveillance policière est tellement totalitaire, qu’il est impensable qu’un réseau de résistance politique ou religieuse puisse naître et survivre au Xinjiang. 

Vous racontez que les Ouïghours sont en France l’objet de surveillance policière voire de persécutions par le pouvoir chinois, et sans que l’opinion française le comprenne vraiment, faute d’avoir été alertée suffisamment.

Fin 2017, quand j’entends pour la première fois parler de l’immense campagne de détention lancée au Xinjiang, qui verra entre 1 et 2 millions de personnes arrêtées, quasiment tous les Ouïghours que je connais en France reçoivent sans arrêt des coups de fil et des SMS de policiers chinois qui leur ordonnent d’envoyer leur carte d’étudiant, de se prendre en photo devant la tour Eiffel avec un journal du jour, de leur dire ce qu’ils font, avec qui, d’espionner les autres exilés. Ils les harcèlent pour qu’ils rentrent en Chine, n’hésitant pas à les piéger avec des fausses promesses, ou de faire du chantage sur le versement de la retraite de leur mère ou l’admission de leur sœur à l’université. Leur répondre est leur priorité absolue, où qu’ils soient, quelle que soit l’heure, car sinon, la police débarque chez leurs parents au Xinjiang, parfois les arrête. Il y a également en France des officines policières chinoises clandestines qui font du chantage sur les citoyens chinois, notamment pour les forcer à rentrer en Chine. Les Ouïghours en exil qui rentrent chez eux sont arrêtés, interrogés durant des heures, des jours ou des mois sur leurs activités, enfermés parfois dans des conditions abominables – faire appel à un avocat serait impensable, et la preuve même de la culpabilité. Dans Libération ou d’autres médias, cet espionnage sur notre sol a été dénoncé. Le gouvernement français est, bien sûr, au courant. Mais il n’a jamais protesté ouvertement ni appelé publiquement les services chinois à cesser de harceler des résidents en France. 

Pour le Tibet, chacun pense au Dalaï-Lama, mais pour les Ouïghours on ne saurait citer le nom d’un parti ou d’un mouvement qui les représenterait et qui auraient atteint un certain niveau de notoriété internationale.

Cela peut être difficile à appréhender vu d’ici. Mais aucune organisation sociale, politique, éducative ou culturelle en dehors du Parti n’est possible au Xinjiang. Les prisons sont pleines de gens dont le seul crime est d’avoir mené une association caritative, par exemple. Le fait qu’il n’y ait pas de clergé dans l’islam empêche également une figure religieuse d’émerger – sans compter le fait que les imams ont été emprisonnés par milliers. Le Congrès mondial ouïghour est une organisation internationale pacifique et libérale reconnue, mais la propagande chinoise est si puissante qu’elle a réussi à la présenter comme une organisation louche aux mains de terroristes. 

Quelle pourrait être la solution à ce calvaire ? Comment la situation pourrait-elle évoluer ?

En 2017, le nombre d’arrestations a été décuplé par rapport à l’année précédente. Alors que le Xinjiang représente 2 % de la population, 21 % du total des arrestations de toute la Chine y ont été effectuées. Selon les estimations les plus basses, tirées des statistiques nationales et régionales et des archives judiciaires, au moins 350 000 citoyens de la région sont jetés en prison entre 2017 et 2018, alors que les années précédentes, ce chiffre était inférieur à 30 000 par an. De plus, selon les chiffres officiels, 87 % des peines prononcées en 2017 sont supérieures à cinq ans de prison, contre seulement 27 % l’année précédente. Ces verdicts n’ont que l’apparence de la légalité, car les accusés n’ont pas le droit à un procès équitable ni à un avocat. Souvent le chef d’accusation ne leur est même pas communiqué. Or, s’il existe une chance d’être libéré d’une détention extrajudiciaire après quelques mois ou quelques années, les peines de prison, elles, sont incompressibles. Même les enfants subissent un enfermement forcé, car ils sont placés par centaines de milliers en orphelinat ou en pension, même en primaire. 

C’est bien documenté, dites-vous ?

Des centaines de milliers de documents officiels, en source ouverte ou qui ont fuité, prouvent l’emprisonnement arbitraire, la torture, les viols, la séparation des familles, la stérilisation forcée. Le crime de génocide a été reconnu par plusieurs pays, y compris par le Parlement français en janvier 2022. Mais les protestations sont restées très faibles, compte tenu du poids économique de la Chine. Puis avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le sujet a été oublié. En novembre 2022, un incendie dans un immeuble d’Urumchi, dont les issues étaient scellées sous prétexte de prévention du Covid, a fait plusieurs dizaines de victimes brûlées vives. Ce drame a généré un élan de compassion dans le reste de la Chine, avec des manifestations qui ont déclenché la fin de la politique zéro Covid, vite retombé. Les Ouïghours en exil qui continuent à se battre pour dénoncer ces atrocités s’épuisent, se découragent – avant son voyage à Pékin, en avril, le président Macron n’a même pas reçu les associations. Le seul moyen d’améliorer la situation est d’informer, de faire pression sur les élus et les gouvernements démocratiques, de ne pas se laisser endormir par la propagande chinoise. Car non, les Ouïghours ne sont pas « heureux ». 

Laurence Defranoux est journaliste à Libération, et vient de publier Les Ouïghours, histoire d’un peuple sacrifié, préface de Raphaël Glucksmann, éditions Taillandier

Propos recueillis par Nadia Trétaigne

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