Ces deux derniers jours, la décision du Conseil constitutionnel a donné lieu à un certain nombre de débats qui voient thèses et antithèses se répondre dans une chorégraphie prévisible : décision de pur droit / décision de convenance politique, juges indépendants / juges soumis…. Elle masque que les questions sont d’abord mal posées. Il faut vraiment venir de la Lune aujourd’hui pour soutenir que le politique et le juridique sont deux ordres séparés, et venir de Mars pour imaginer qu’ils sont confondus. Les choses sont plus complexes. Mais c’est, ce 16 avril, oublier l’essentiel, et qui est ceci : le Conseil constitutionnel a rendu vendredi soir une décision illibérale, paradoxalement, inhabituellement illibérale. La référence à la conception gaulliste de la séparation des pouvoirs est une plaisanterie.
Appelé à se prononcer sur la façon dont les techniques du parlementarisme rationalisé ont été employées par l’Exécutif, le Conseil constitutionnel a validé tous les procédés retenus par le gouvernement comme ne constituant pas pour autant une cause d’inconstitutionnalité1, après avoir rejeté que le recours à une loi de financement rectificative de la Sécurité sociale pour sa réforme pût être un détournement de procédure. Il ne s’agirait pas d’un détournement de procédure, puisqu’il lui revient de contrôler la présence dans le texte de certains éléments obligatoires, et que ces éléments s’y trouvaient bien – éléments que le Conseil énumère sans autre analyse ni contrôle, sans se rendre compte de la pauvreté de son propos2.
Le Conseil constitutionnel a ainsi opté pour une approche opportunément intégriste, fondamentaliste dirait-on pour reprendre le terme employé pour la Cour suprême américaine, du parlementarisme rationalisé, défendu bec et ongles au nom des textes nus malgré le cumul « inhabituel », reconnait-il, des procédés3 !
La réponse inverse aurait été possible, et c’est une appréciation de nature politique qui a été portée au moyen et au prétexte du droit, appréciation de ce que doivent être les rapports entre le Législatif et l’Exécutif dans le cadre donné par la Constitution de 1958, pourtant amendée mille fois depuis son entrée en vigueur – ce qui devrait dissuader de toute approche fondamentaliste.
Une décision illibérale
Le Conseil a refusé de constater que les procédures employées, cumulées se traduisaient nécessairement par un abaissement du Parlement que la Constitution de 1958 ne permettait pas ou, à tout le moins, ne permet plus, compte tenu de l’esprit des lois tel qu’il ressort de ces quinze dernières années. Par esprit des lois, on désigne l’esprit et le sens des réformes constitutionnelles qui ont cherché à dépasser les formes les plus rigides du parlementarisme rationalisé, conçues en 1958 par réaction à la situation de la fin de la IVème République, ces réformes qui ont voulu restaurer les droits du Parlement. Il s’agit par exemple de la grande révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. Cette évolution, ce n’est pas rien. On songe aussi, au-delà du droit positif, au souhait partagé par presque tous d’une démocratie plus libre, aux débats moins contraints, et dont les idées d’Emmanuel Macron lui-même sur la démocratie participative ou sa « refondation » sont d’ailleurs une illustration – l’esprit du temps. Le Conseil constitutionnel en a fait litière, tout à son affaire de protéger les prérogatives de l’Exécutif, auquel on laisse opportunément une latitude dont il a aujourd’hui besoin, compte tenu qu’il n’a pas de majorité parlementaire et risque bien de ne pas en avoir pour les années qui viennent.
En ce sens, la décision peut être qualifiée d’illibérale, dans un illibéralisme paradoxal, de centre-droit, puisque c’est l’orientation générale du Conseil, plutôt que d’extrême-droite. Cet attachement du juge constitutionnel à une conception fort étroite de son office, formaliste, retenue, témoigne du refus de tout « gouvernement des juges » ; c’est dit implicitement dans la décision. Or, le refus d’un prétendu gouvernement des juges, le souci de prémunir les choix du pouvoir exécutif contre les empiètements du judiciaire, c’est le signe de l’illibéralisme, l’un des signes les plus marquants, les plus classiques. Et surtout, donner la préséance aux procédures toutes nues, qui laissent jouer à plein le rapport de forces, sur les valeurs libérales, c’est le signe distinctif de l’illibéralisme actuel – et pour le coup, un signe qui n’est pas typique du registre gaulliste. Le respect des formes et des procédures (sans y regarder de trop près), et le mépris conscient des valeurs, c’est presque une définition de l’illibéralisme, tel qu’on l’observe en Hongrie. On ne s’attendait pas à le retrouver au pouvoir, et même au Conseil constitutionnel. Le centre-droit, terre d’origine du libéralisme, compte peut-être moins de lecteurs avisés de Tocqueville, de Raymond Aron qu’on croyait !
L’illibéralisme est ici plus pertinent, pour qualifier la décision, que la référence à la tradition gaulliste, tradition dont les membres actuels du Conseil sont très éloignés pour la plupart4 , et qui a une conception d’ordinaire plus exigeante, pour les gouvernants, de la souveraineté populaire. Ce que cette tradition pourrait commander aujourd’hui, ce serait le retour au peuple, et pour le juge constitutionnel, plus de sévérité pour les artifices de procédure quand il en est abusé. La décision est donc bien illibérale, et non d’inspiration gaulliste, ce qui lui aurait donné une certaine dignité. Il faut bien la ramener à ce qu’elle est : illibérale – d’ailleurs la presse étrangère n’a pas manqué de faire le parallèle avec ce qui se passe en Hongrie ou en Pologne. L’adjectif manque dans les commentaires récents.
L’illibéralisme ne marque pas seulement les offensives des extrêmes-droites d’Europe centrale ; on le trouve ailleurs en Europe, à petites touches5. A la différence de la Pologne, en France un pouvoir tenté par l’illibéralisme n’a pas besoin de changer les juges, au Conseil constitutionnel au moins. Ils sont déjà en poste, conscients de leurs responsabilités.
Une décision intempestive
Cette décision, aux développements bien sommaires, n’est pas dans la tradition des grands arrêts du Conseil constitutionnel lui-même ou du Conseil d’État qui ont à maintes reprises enrichi la tradition libérale française. Elle est anachronique, intempestive. On ne suivra pas sur ce point l’opinion du professeur Baranger, dans son excellent article du Monde, qui la déplore mais la juge conforme à la neutralité de principe de la haute-fonction publique. On ne suivra pas non plus ces commentateurs qui la considèrent comme inévitable compte tenu de ce qu’est selon eux, ou plutôt souvent ce que doit être selon eux, la Constitution de 1958. La situation commandait de donner un nouveau cours à la jurisprudence, dans l’intérêt même de la Constitution. On voudrait en dégouter l’opinion qu’on ne ferait pas autrement.
Une décision « libérale » et qu’on veut croire conforme à la tradition juridique française aurait contesté la méthode choisie, son cynisme assumé, au nom des exigences d’un débat parlementaire digne de ce nom, au nom des droits du Parlement. Elle aurait rejeté l’approche formaliste, littérale du droit constitutionnel, approche qu’on aurait tort de croire plus objective, plus « juridique » que les autres, et préservée de la « politique ».
Bref, le curseur entre le Parlement et l’Exécutif aurait pu être placé à un autre endroit ; c’est un choix politique, et non de raison, de l’avoir fixé à cet endroit précis. Conclusion : une décision sans génie, pauvre sur le plan juridique, toute d’opportunité, et rendue par des juges sans vision.
Stéphan Alamowitch et Serge Soudray
Notes
↑1 | « § 69. D’autre part, la circonstance que plusieurs procédures prévues par la Constitution et par les règlements des assemblées aient été utilisées cumulativement pour accélérer l’examen de la loi déférée, n’est pas à elle seule de nature à rendre inconstitutionnel l’ensemble de la procédure législative ayant conduit à l’adoption de cette loi. » |
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↑2 | «…article liminaire, présentation en deux partie recettes/dépenses, rectification des prévisions, des équilibres et des objectifs… » |
↑3 | « § 70. En l’espèce, si l’utilisation combinée des procédures mises en œuvre a revêtu un caractère inhabituel, en réponse aux conditions des débats, elle n’a pas eu pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution. » |
↑4 | Qui sont les gaullistes au Conseil ? Les juges nommés par François Hollande et Claude Bartolone, par Gérard Larcher, par Richard Ferrand ? Au mieux Alain Juppé. |
↑5 | Oana Andreea Macovei, L’État illibéral dans l’Union européenne, essai de conceptualisation, Civitas Europa 2018/1, n° 40. |