Peut-on encore lire Barrès aujourd’hui ? Peut-on le séparer de son association avec le nationalisme étroit de la fin du XIXème siècle, avec sa détestation des juifs, des protestants et de l’Allemagne ? Croire que le passé, la Terre et les morts, donnent l’essence d’une nation, est-ce encore de notre temps ? Pas si simple, bien réducteur, car l’écrivain et le penseur sont plus complexes qu’on ne pense. Notant que son oeuvre est aujourd’hui rééditée, Jean-Claude Pacitto y trouve plus de nuances qu’on imagine quand on ne la connait pas, et le Barrès de 1917 n’est plus celui de l’affaire Dreyfus. La Rédaction.
« S’il fallait choisir je me dirais barrésien » Aragon1
Il est des dates dont l’importance, du point de vue de l’histoire littéraire et politique ne doit pas être sous-estimée. 1917 en est une. En effet, c’est en 1917 que Barrès, le prince de la jeunesse des années d’avant-guerre mais aussi le penseur nationaliste, va renoncer à l’antisémitisme qui était très prégnant dans ses écrits. La publication de quatre ouvrages à quelques années d’intervalle, a remis Barrès sur le devant de la scène2.
Etrange destinée
Quelle étrange destinée, en effet, que celle de Barrès ! Voici un de nos plus grands écrivains aujourd’hui presque totalement oublié, à peine édité3, l’écrivain maudit par excellence. Admiré par Blum et Aragon, estimé par Jaurès, il s’est métamorphosé en maître à penser de cette fameuse idéologie française théorisée par Bernard-Henri Lévy et contextualisée par Zeev Sternhell. Le jeune député boulangiste qui se proclamait volontiers socialiste-nationaliste, n’est-il pas, dès lors, l’inventeur du fascisme ? Alors que d’autres écrivains moins talentueux et plus marqués politiquement ont intégré la prestigieuse collection La Pléiade (on pense ici évidemment à Drieu la Rochelle), Barrès en est toujours exclu, ce qui ne manque pas d’interroger.
Pauvre Barrès ! Et de surcroît, il a choisi le mauvais camp : celui de l’antidreyfusisme, théorisant par là même un nationalisme fortement teinté d’antisémitisme. La cause est entendue, n’en jetez plus! À l’heure du politiquement correct, l’écrivain Barrès devait disparaître et son œuvre littéraire avec lui. Exhiber un Barrès caricatural, faire fi de la complexité du personnage et surtout de l’évolution de sa pensée, n’aident pas à débattre sereinement. Il paraît somme toute curieux, de ce point de vue, que le classique de Sternhell consacré à l’écrivain4, ne mentionne qu’à peine un ouvrage pourtant capital : Les diverses familles spirituelles de la France, dont on doit la réédition aux éditions de l’Imprimerie Nationale. Cet ouvrage paru en pleine première guerre mondiale marque, comme l’a bien montré Pierre Milza dans sa présentation, un infléchissement de la pensée Barrésienne. Le nationalisme exclusif de la terre et des morts cède à la place au nationalisme inclusif des diverses familles spirituelles, dont les israélites et les protestants. On notera d’ailleurs, comme le fait remarquer Pierre Milza, qu’en préférant israélite à juif, Barrès met l’accent sur la dimension religieuse et non ethnique ou raciale.
Ce n’est pas que Barrès rompe avec sa doctrine de l’enracinement, mais celui-ci dépendra aussi des sacrifices consentis par les fils de la patrie. Fini donc la seule lignée héréditaire, nul besoin d’être un pur Gaulois pour sentir la Patrie, tout dépendra en dernier lieu de l’attitude envers celle-ci, l’amour de la terre et le respect des morts sont ainsi extirpés du référent biologique et des douteuses théories d’un Jules Soury. L’enracinement fait une place au sacrifice consenti. Nul besoin de titre pour accéder au statut de famille spirituelle de la France, il suffit d’actes et de volonté et Renan n’est pas loin.
Contrairement à ce que laisse penser Sternhell, Les diverses familles spirituelles de la France n’est pas un ouvrage de circonstance, voire de propagande. C’est l’ouvrage d’un homme honnête qui ne se contente pas de rendre hommage aux combattants juifs tombés au champ d’honneur mais qui tire, dans son système de pensée, les conséquences du sacrifice de ces soldats qui ont combattu avec la même ferveur patriotique que leurs compatriotes catholiques. Comme le souligne justement Serge Bernstein, Sternhell préfère « écarter d’un revers de main une pièce d’un puzzle qui dérangerait sa construction d’ensemble »5. On comprend, en effet, que cette nouvelle conception barrésienne du nationalisme fait s’effondrer tous les développements sur une supposée idéologie française que Zeev Sternhell et Bernard-Henri Lévy ont popularisé, faisant de Barrès un des maîtres d’œuvre de celle-ci.
Il est d’ailleurs paradoxal de constater combien cette conception du nationalisme français semble plus respectueuse des différences que celle juridique et abstraite qui s’est imposée depuis. Ce débat est toujours actuel, on le sent bien. Ravivé par la montée du communautarisme dans notre pays, les seules réponses juridiques données par le droit de la nationalité ne suffisent plus. Ce qui fait aujourd’hui défaut, c’est la volonté de vivre ensemble. Le discours barrésien dépasse le cadre étroit du débat entre assimilationnisme et communautarisme. Il ne nie pas la différence : il la sublime, mais en soulignant que ces différences ne remettent pas en cause l’existence de la nation, et qu’elles expriment simplement des rapports différents à celle-ci.
Il est bon, contre les contempteurs de mauvaise foi de l’écrivain, de le citer. Evoquant l’Union sacrée, Barrès écrivait : « elle ne comportait aucun oubli de ce qui fait vivre nos consciences, mais, au contraire, elle est née de ces croyances qui, par tout ce qu’elles ont de plus excellent, se rejoignent en profondeur. Chaque famille spirituelle a maintenu ses droits, mais sous la forme la plus pure, et par là même s’est trouvée plus proche des autres familles qu’elle aurait cru plus ennemies »6. Qui ne se souvient de cette page extraordinaire et si émouvante où le rabbin Bloch apporte un crucifix à un soldat mourant, rabbin qui succombera lui-même quelques instants plus tard. Qu’elle ait été instrumentalisée, c’est certain, mais cela lui enlève-t-il sa puissance émotionnelle et aussi ce qu’elle révélait de la fraternité d’armes que vivaient les soldats et qui faisait fi des appartenances de chacun ?
Ecrivain moisi, Barrès ? Non, et sur bien d’autres thèmes, aujourd’hui très médiatiques, on peut même dire qu’il a été un précurseur. A l’heure où une certaine idée du progrès est remise en cause, il n’est pas inutile de regarder de plus près les arguments de la pensée barrésienne et de ne pas les réduire à une simple protestation d’inspiration irrationaliste, vitaliste ou instinctive, ce qui constitue la trame des démonstrations de Zeev Sternhell. Le « rossignol du carnage » selon l’appellation de Romain Rolland fut aussi celui qui se soucia le plus de la condition des soldats, des veuves et des orphelins, il serait bon de ne pas l’oublier.
Barrès, comme Chateaubriand, dérangent parce qu’ils ne se laissent pas ranger dans des cases idéologiques faciles. Ce sont des hommes libres très souvent fâchés avec leur propre camp. Ils sont rarement là où on les attend ! Au moment où l’on ressort des archives nombre d’écrivains injustement oubliés ou minorés (comme Péguy), il est bon de relire Barrès et tout Barrès. Barrès a été antisémite c’est un fait incontestable. Mais à la différence d’autres écrivains, aujourd’hui célébrés, il a évolué et d’une manière que l’on peut qualifier de radicale. Alors oui Barrès doit figurer à La Pléiade, il n’y a aucune raison sérieuse à son exclusion.
L’instrumentalisation à des fins polémiques et éditoriales de Barrès est injuste. Si l’on ne saurait exonérer par principe un auteur de ses prises de position politiques, il faut aussi résister à la tentation d’exclure les auteurs du champ littéraire pour ces mêmes prises de position. Jean Touchard dans sa fameuse Histoire des idées politiques écrivait « Barrès ne doit pas être confondu avec sa doctrine »7 et il avait raison.
Une évolution sensible
De surcroît, l’engagement dans le champ politique des écrivains célèbres est souvent plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. On ne peut pas se contenter en la matière d’approximations ou de développements à charge. Le cas Barrès illustre, plus que tout autre, comment une lecture très orientée de son œuvre aboutit à des simplifications bien malheureuses. Dans ce cas, l’écrivain est cyniquement instrumentalisé à des fins éditoriales et son souvenir réduit à des slogans qui doivent plus à la communication qu’au souci d’objectivité, souci d’objectivité requis par toute démarche scientifique. Notre propos ne vise pas à minorer l’antisémitisme de Barrès où à le réduire à l’esprit du temps. Celui-ci a existé, c’est un fait. Pour autant, lorsque l’on examine une question aussi sensible, encore faut-il tout dire.
Pour ce qui concerne Barrès, on se rend compte qu’une de ses œuvres maîtresses pour comprendre l’évolution de sa pensée est soit minorée, soit ignorée. L’évocation du cas Barrès se transforme inéluctablement alors en procès à charge. Il n’échappera à personne que lors des nombreux débats sur l’identité nationale, le qualificatif barrésien est souvent revenu et ce à des seules fins caricaturales et pour mieux souligner le caractère « identitariste » de certaines conceptions. Même des écrivains, pourtant connus pour leur liberté de pensée, n’ont pas échappé à ce travers. On s’est tellement habitués à l’adjectif barrésien pour signifier des réalités politiques qu’une sorte de paresse intellectuelle nous empêche de réaliser qu’il n’est tout simplement plus adapté. Si l’on se donnait la peine de lire Les diverses familles spirituelles de la France, on se rendrait compte à quel point, les développements de cet ouvrage étaient novateurs et qu’ils alimenteraient utilement le débat sur l’identité nationale. Mais le temps où un Barrès pouvait dialoguer avec un Jaurès est révolu. Nous sommes entrés dans l’ère des invectives stériles et des postures intéressées. Avant d’être victime d’auteurs mal intentionnés, Barrès est d’abord victime du temps présent. Barrès n’est plus un auteur, il est devenu un qualificatif commode.
A force de ressasser les mêmes assertions au sujet de sa doctrine, celles-ci sont devenues des certitudes que l’on ne questionne même plus. Prendre en compte l’évolution de la pensée politique barrésienne obligerait les partisans des formules faciles et des positionnements politiques factices à revoir de fond en comble leurs argumentaires paresseux. Le veulent-ils vraiment et en sont-ils capables ? Curieuse époque en vérité que celle qui exclut des écrivains pour des prétextes partiels et partiaux. La littérature échappera-t-elle à l’empire du bien ? Rien n’est moins sûr. Pour notre plus grand malheur.
Jean-Claude Pacitto
Jean-Claude Pacitto est maître de conférences HDR à l’université Paris Est. De formation pluridisciplinaire, il s’intéresse aux phénomènes politiques contemporains et à leur genèse intellectuelle et sociale dans la perspective de Max Weber.
Notes
↑1 | La lumière de Stendhal, 1954. |
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↑2 | On se souviendra aussi du petit livre de Jean-Marie Domenach, Barrès par lui-même, paru en 1954 aux éditions Du Seuil. |
↑3 | Il faut saluer ici l’initiative de la collection Bouquins des éditions Robert Laffont d’avoir réuni en deux volumes une partie significative de l’œuvre de l’écrivain. De la même façon, la réédition aux Editions des Equateurs des cahiers de Barrès est à saluer tant ces cahiers révèlent la complexité de l’auteur. |
↑4 | Maurice Barrès et le nationalisme français, Editions Complexe, 1985. |
↑5 | Serge Bernstein, Une bien étrange approche de l’histoire dans Fascisme français ? La controverse (dir. S. Bernstein et Michel Winock) CNRS éditions, 2014, p.27. |
↑6 | Les diverses familles spirituelles de la France, p.174. |
↑7 | Jean Touchard Histoire des idées politiques, PUF, 1975, p.694. |