Il serait dommage de passer à côté du beau film de Carlos Chahine, La Nuit du verre d’eau – premier film du cinéaste mais sans les défauts classiques des premiers films. Carlos Chahine, qui a quitté le Liban en 1975 lit-on sur son site, a une belle carrière d’acteur et de metteur en scène de théâtre en France, où il vit, et dans son pays natal1. Ceci explique cela probablement.
En 1958, le Liban connait sa première crise politique depuis l’indépendance de novembre 1943. Nasser au nom du nationalisme arabe imagine d’unifier le Proche-Orient autour de l’Egypte, au mépris des nations qui viennent de se libérer de la domination française ou britannique. La création d’Israël laisse au Liban la charge des réfugiés palestiniens ; les « musulmans » commencent à contester la supériorité sociale des chrétiens maronites ; les chiites sont méprisés. La Nuit du verre d’eau le fait comprendre. Un début de guerre civile commence à Beyrouth, et il faudra une intervention américaine et 14.000 soldats pour y mettre fin. Cette histoire pèse sur les personnages du film. C’est aussi l’époque où comme à Paris, les jeunes filles de la bonne société chrétienne lisent des romans-photos, chantent les chansons de Gloria Lasso (belle séquence autour de C’est l’histoire d’un amour), et ne veulent plus de mariages arrangés. Elles sont pieuses et prient beaucoup, mais la vie moderne, la liberté de mœurs les fascinent, comme toute la jeunesse de cette époque.
Dans la belle propriété d’une famille maronite au cœur de la Vallée des cèdres, trois sœurs, l’une mariée (à 17 ans), les autres non, font la connaissance d’un jeune médecin français et de sa mère, jouée par la pétulante Nathalie Baye, divorcée qui fume des cigarettes et parle gaiement de ses anciens amants. Il se trouve que la sœur mariée, Layla, ne supporte plus son mari, et comme Madame Bovary pour Rodolphe et Léon2, elle fond pour le jeune médecin français. Ils deviennent amants dans des scènes sensuelles qui font la part belle au désir féminin. Lui est à peine esquissé, mais il n’est là que pour être l’objet des rêveries et des songes secrets de la jeune femme. On frôle le drame dans ce village de montagne où la violence parait si proche. La liaison passionnée s’interrompt quand le médecin et sa mère repartent à Beyrouth, mais l’épisode aura marqué la belle Layla (Maryline Naaman) qui finira par trouver sa propre voie. N’en disons pas plus. Les personnages, et surtout les personnages féminins, sont si attachants qu’on craint que le scénario les sacrifie, que les passions tournent au drame, qu’on les perde. Habilement, le cinéaste évite le tragique, le sang au profit de la tension intérieure et des sentiments. Tchékhov plutôt que Tennessee Williams.
Il fait de même pour la passion politique qui ravagera le Liban 20 ans plus tard. On en voit les prémices, fort bien mises en scènes dans un scène de déjeuner de famille qui tourne mal. En 1958, la guerre civile couve, et la rage froide se transformera bientôt en haine entre les communauté et jusqu’au sein des familles. On le sent.
L’élégance de la mise en scène se retrouve dans la belle musique du compositeur Antonin Tardy pour piano et violoncelle.
Bien idiot le critique du Monde, d’ordinaire mieux inspiré, qui parle d’un film compassé et qui évite la dimension politique. C’est tout le contraire.
Stéphan Alamowitch
La Nuit du verre d’eau, film libanais de Carlos Chahine, avec Marilyne Naaman, Antoine Merheb Tarb, Nathalie Baye (1 h 23).