C’était un jeudi de novembre. La direction de la radio avait envoyé deux journalistes, blêmes, lui annoncer que son fils était mort. Après l’émission du matin, il avait quitté le studio pour son bureau de rédacteur-en-chef, au 6ème étage, et il n’en était pas redescendu. On l’avait trouvé sur le sol, inconscient. Massage cardiaque, réanimation, les pompiers, l’hôpital…et le médecin qui constate le décès. Il avait 47 ans. Le mercredi suivant, il était enterré auprès de son père, dans la tombe qui aurait dû être la sienne, à elle.
Tout l’hiver, elle avait revécu l’enterrement dans son ordre inéluctable : l’arrivée à l’hôpital, la morgue un peu à l’écart, le corps étendu dans un cercueil de bois verni, le dernier baiser, la pose du couvercle ; le corbillard jusqu’au cimetière et la prière des morts ; la descente du corps, les petites pelletées de terre qu’on jette sur le cercueil, les condoléances, la plaque de béton qui referme la tombe en attendant que le marbrier fasse son travail ; le dernier regard et puis le retour à Paris. Qu’il avait été dur de quitter le cimetière, cette fin d’après-midi. Elle ne se souvenait de rien ni de personne, seulement de cet enchainement.
La radio avait pris soin de tout. On lui avait même dépêché une secrétaire pour l’aider à répondre aux lettres des auditeurs. Votre fils était un excellent journaliste, toujours clair, vif, pénétrant. Je l’écoutais depuis plusieurs années et il me manque déjà… Nous l’aimions beaucoup… Un ministre, le président du Sénat, une Miss France lui avait adressé des lettres touchantes.
Huit mois après, le directeur l’avait invitée à déjeuner avec les anciens assistants de son fils, et devant toute la rédaction, il lui avait offert un coffret avec presque huit ans d’enregistrements, toutes ses émissions. Les écoles de journalisme s’en serviraient pour enseigner les techniques de l’interview, le rythme, la façon d’improviser… tout ce qui n’est pas dans les livres, avait-il dit. La cérémonie l’avait beaucoup émue. Rentrée chez elle, rue Caulaincourt, elle eut la tentation de ranger le coffret dans un coin de sa bibliothèque, derrière les albums de photos. « Je ne peux pas y toucher, je ne veux pas l’ouvrir, avait-elle dit. « Tu dis n’importe quoi, avait répondu son amie. Invite-moi la semaine prochaine, et j’écouterai une ou deux émissions avec toi ».
Le mercredi suivant, les deux vieilles dames avaient écouté l’enregistrement d’une émission dont elles avaient gardé le souvenir : un écrivain à la mode, un cinéaste qu’elles aimaient bien, un critique littéraire…, et elles avaient fini par écouter deux émissions, d’abord en larmes, et puis au bout d’une demi-heure, la voix calme, bien timbrée avait produit son effet, une voix que rien ne pouvait atteindre, aucun malheur.
Elle se promit d’écouter une ou deux émissions chaque 13 janvier, pour l’anniversaire de son fils, et chaque 18 novembre, le jour de sa mort. Elle les écouterait à neuf heures et demie, au moment où il passait à la radio. A l’époque, elle prenait son chat sur les genoux, et pendant une heure, elle écoutait les chroniques de son fils, ses interviews, le billet final. Souvent l’après-midi, les commerçants du quartier la félicitaient pour l’émission du matin. Parfois, quand son fils lui avait fait une confidence, elle en faisait état avec un air entendu, contente de son effet.
Elle ne tint pas cette résolution. Deux jours dans l’année, ce n’était pas assez. Très vite, elle se mit à écouter une émission par jour, le chat sur les genoux. Du coffret, elle sortait un enregistrement au hasard, et elle l’écoutait comme avant ce 18 novembre. Elle ne demandait presque plus à son amie de rester auprès d’elle. Seule, c’était aussi bien. A une amie, il faut parler, expliquer. Avec le temps, elle avait de toute façon de moins en moins envie de parler.
Elle ne fait pas différemment aujourd’hui. Elle s’assoit dans le même fauteuil et, sans chat désormais, elle écoute une émission entière puis, selon ses forces, une deuxième et parfois une troisième. Elle imagine son fils en plein studio, ses deux invités devant lui. Elle l’entend parler, répondre, questionner. Parfois il tousse ou il rit. Elle l’entend respirer. Après l’émission, dans le demi-sommeil de l’après-midi, elle rêve, chaque fois avec plus d’insistance, qu’il passera la voir en fin de journée, ou alors qu’il l’emmènera déjeuner dimanche dans la brasserie qu’ils aimaient bien.
Bientôt, elle aura vraiment oublié.
L’émission terminée, elle pensera aux prochains dimanches, à leurs déjeuners, et aux anecdotes qu’elle rapportera aux commerçants avec la même malice qu’autrefois.
Raphaël Serdikk
Raphaël Serdikk, journaliste, a publié plusieurs récits dans des revues françaises et belges