Emeutes, JDD – Quand le piège se referme

C’est une coïncidence, mais elle donne la mesure de ce que risquent d’être les prochains mois de l’actualité politique. Dans les mêmes quinze jours, le très réactionnaire Bolloré prend le contrôle éditorial du Journal du Dimanche (JDD), imposant un rédacteur qui a dû quitter Valeurs Actuelles pour ses positions trop à droite, et un contrôle policier qui tourne au drame déclenche des émeutes dans les « quartiers populaires », euphémisme habituel pour désigner les lieux où vit, souvent dans le ressentiment, une jeunesse issue de l’immigration maghrébine et sub-saharienne. Un journal qui passe à l’extrême-droite, d’un côté, des violences urbaines de l’autre… Deux faits sans rapport, mais entre eux, une dynamique que l’on peut imaginer.

Le JDD, relais idéal vers le bloc central de la société française

Le policier en cause n’est pas plus représentatif de la totalité de la police que les émeutiers ne le sont de l’ensemble de la jeunesse de ces « quartiers ». Mais l’impression qui s’en dégage quand même est que la France ne sait résoudre ni son vieux problème de violences policières, bien réelles et surtout à l’égard des jeunes garçons de type non-européen, ni son problème d’intégration de la jeunesse issue de l’immigration, indéniable. Ces deux problèmes sont destinés à alimenter les chroniques politiques et judiciaires pour de nombreuses années, et cela pose évidemment la question de l’attitude des médias à leur égard, du ton qui doit être employé, des faits qu’il faut traiter, des débats que l’on veut ouvrir.

Dans l’opinion apeurée, on sent monter la demande de répression brutale, sans beaucoup de délicatesse dans l’expression du racisme et du mépris de classe. La presse quotidienne s’en fait l’écho mais elle nuance, elle assourdit. Ce qui s’écrit, sans fards, dans la twittosphère de droite est digne des pires journaux (l’état d’urgence, les milices si l’Etat ne fait rien, l’armée…) ; la presse de droite est presque centriste par comparaison. La presse de gauche, elle, est désarçonnée par ces pillages qui n’ont pas grand chose à voir avec la convergence des luttes ; les vols dans les magasins Nike et Apple, cela ne rentre pas dans les théories de la décroissance raisonnée qui est la philosophie spontanée du journaliste du Monde ou de Libération. Les grands journaux régionaux sont généralement prudents ces derniers jours, balancés.

L’offensive de Bolloré change la donne. La droite la plus dure, la moins libérale pourra désormais compter sur les médias du groupe Bolloré – Chaines de télévision et groupe Prisma, Europe 1 et le JDD – pour la relayer et tourner toute crise à l’avantage de ses thèses les plus réactionnaires. Il leur suffira de souligner la composition terriblement ethnique des groupes d’émeutiers, la décomposition de la société, la faiblesse du pouvoir en place, le laxisme et la culture de l’excuse… On peut écrire leurs articles à l’avance.

Cette mouvance, consciente de ses forces, puissante, est convaincue du bienfondé de son projet : l’union des droites dures, dans une alliance de la bourgeoise illibérale et des classes populaires. Or c’est bien ce que doit permettre la réorientation à l’extrême-droite du Journal du Dimanche. La stratégie n’est pas difficile à comprendre, et la droite dure se réjouit in petto du nouvel axe éditorial qui suivra la nomination du directeur de la rédaction. D’autres chroniqueurs venus de Valeurs Actuelles devraient le rejoindre, lit-on. Le JDD, journal trans-classe et trans-parti, modéré, c’est idéal pour parler au bloc central de la société française, encore rétifs aux idées d’extrême-droite. Tout est en place pour que la France soit prise en main par ces méchants samaritains et dirigée vers l’extrême-droite, comme l’ont été les Etats-Unis, comme l’Italie, et peut-être bientôt l’Espagne ou l’Autriche.

Le piège

Un piège se referme aujourd’hui sur la gauche dans son ensemble : un paysage médiatique bien plus à droite qu’il y a 20 ans, quand TFI mettait l’insécurité en valeur pour aider la droite à gagner les présidentielles de 2002, en consacrant dix-neuf reportages au pauvre Papy Voise (quelques jours plus tard, Jean-Marie Le Pen atteignait le second tour), et cette fois d’une droite plus dure, décomplexée, qui fera regretter le groupe Bouygues et TF1 ; des classes populaires que les émeutes à base ethnique vont conforter dans leurs sentiments xénophobes ; une gauche de gouvernement qui en ce moment se tait, faute de savoir quoi dire, son nouveau drapeau « social-démocrate » ne lui servant pas ici à grand chose ; une gauche radicale prisonnière de ses poncifs de toujours ou de ses nouveaux thèmes woke1… Contre le populisme xénophobe qui sera bien mieux relayé et amplifié qu’auparavant, la gauche est intellectuellement faible et tactiquement démunie.

Ce piège se referme aussi, tout autant, sur le centre-droit au pouvoir actuellement, et qui est d’ores et déjà accusé de mollesse. Emmanuel Macron peut se repentir d’avoir négligé les projets de réforme des médias qui se trouvaient dans son programme des présidentielles de 2017, et qui auraient permis de limiter l’influence des intérêts capitalistes dans les organes de  presse, tout comme il peut se repentir d’avoir méprisé les propositions de Jean-Louis Borloo pour les banlieues. On est toujours rattrapé par ses erreurs du début, celles qu’on fait spontanément parce qu’on a suivi sa pente, ses valeurs, ses objectifs, sans bien regarder autour de soi. Trop tard.

Comment en sortira-t-on, et surtout dans quel état ?

Serge Soudray

Notes

Notes
1A l’extrême-gauche, les émeutes font espérer une dynamique révolutionnaire, celle que les mélenchonistes souhaitent quelle que soit la cause de la violence de rue, mais cette gauche est sans écho dans le pays, et les derniers sondages sont cruels pour Jean-Luc Mélenchon.
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