Jean Widmer, le design discret et incisif

Rina Sherman, parlons d’abord de vous ! Vous êtes connue comme l’auteur d’une thèse d’anthropologie, de travaux de recherche sur l’Afrique et la Namibie par exemple, et comme cinéaste, auteur de documentaires

Rina Sherman avec le roi d’Etanga, oHere, Région Kunene, Namibie, 1999 ©DR ADAGP

Rina Sherman – Au conservatoire de musique de l’Université de Johannesburg, nous devions suivre deux années en arts et en sciences humaines ; j’avais choisi l’histoire de l’art et l’anthropologie. Notre professeur, David Hammond-Tooke, nous enseignait le système de pensée et l’organisation sociale des communautés bantoues d’Afrique Australe, et son jeune assistant, Johnny Clegg, nous initiait au rôle clef de la main d’œuvre noire dans l’économie minière internationale dans laquelle s’inscrivait l’Afrique du Sud. Grâce à certains ouvrages d’Hammond-Tooke, j’ai très tôt appris d’accepter la nature incertaine et incomplète de toute information, l’impartialité des traductions et des interprétations sur le terrain ; rien n’est jamais acquis. Ceci m’a préparé pour ma rencontre avec Jean Rouch, mes années d’études et de travail avec lui, ainsi que mes sept années d’étude de terrain auprès des communautés de langue otjiherero en Namibie et en Angola.

Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser au design, au graphisme et à Jean Widmer, au point de lui consacrer votre nouveau documentaire, Jean Widmer, un écologiste de l’image ?

En complément de ma formation de musicienne, il y a toujours eu un autre fil conducteur dans ma vie, celui de la culture visuelle et littéraire, la poésie, la peinture, l’architecture, du cinéma, la photographie. En 1983, peu de temps avant de m’exiler d’Afrique du Sud, j’étais membre fondateur de Possession Arts, un groupe de performance art dont les membres proposaient un art conceptuel scénique éphémère dans une Afrique du Sud alors en permanence en état d’urgence. C’était les dernières années de la ségrégation raciale. Dans ce groupe, il y avait poètes, peintres, musiciens, sculpteurs, acteurs, militants et barbouzes. Nous nous intéressions à la modernité ; notre monde était conceptuel, visuel et critique du « système » (the System), sans pour autant basculer dans une organisation d’activistes. Nous étions informés des dernières tendances dans le monde de l’art à New York, Los Angeles, Londres, Berlin, Tokyo, et certains d’entre nous ont fini par travailler dans le monde du design, de la mode et de la publicité. Ils étaient réalisateurs de films publicitaires ou copywriters pour des grandes agences qui avaient des antennes en Afrique du Sud ; la beauté des lieux et la qualité de la vie là attiraient des équipes de production publicitaires. C’était une fabuleuse initiation à la pensée conceptuelle et à la recherche de la cohérence. Se mêlaient à tout ce beau monde l’intérêt accru pour les années Weimar, le Bauhaus, la musique New Age, le cinéma de John Waters, et sa muse, Divine qui est venue jusqu’aux boîtes de nuit pour hommes dans la downtown de Johannesburg.

Et le cinéma ?

J’avais réalisé plusieurs films d’art, dont Chicken Movie. Cluck ! et c’est avec ce film en double bande 16 mm réversible sous le bras que je suis arrivée chez Jean Rouch à la Cinémathèque. « C’est le genre de film qu’il faut faire maintenant, c’est une voix fraîche, un poème urbain, » m’a-t-il dit à la fin de la projection. J’étais lancée. À l’issue de mes études, j’ai entrepris une étude anthropographique de terrain en Afrique Australe ; pendant sept années, j’ai vécu avec, filmé et photographié des communautés Ovahimba à Etanga dans le nord-ouest namibien et dans les provinces de Cunene et de Namibie dans le sud-ouest angolais. Mon retour à Paris a coïncidé, en l’espace de quelques jours, avec la disparition de Jean Rouch, du roi Omuhimba chez qui j’ai été logée pendant sept ans et également de mon compagnon, Didier Content. Ces trois mondes disparates ont éclaté quasiment en même temps, ce qui m’a ramenée à rôder dans les rues de Paris, en les filmant, la seule chose que je savais faire, dans un vague effort de survivre. Le film, Paris de mes exils (2009) en témoignent. Il en va de même pour le chemin improbable qui m’amène à Jean Widmer. En 2007, à une fête à New York, donnée par le festival Margaret Mead qui avait programmé Que la danse continue, un film sur la danse, la transe et le chant Ovahimba, je demande à l’un des hôtes ce qu’il faisait : « I take pictures » et moi de répondre : « I would like to film with you », tellement j’aimais cette réponse simple. Le lendemain, je me trouvais dans l’atelier d’Andrès Serrano en train de le filmer entouré de sa collection d’effigies chrétiennes collectionnées partout dans le monde. C’était le premier cinéportrait de la collection, VOICES, rencontres avec des personnes remarquables. D’autres ont suivi1, notamment celui de Claude Mollard, si connu dans le monde de l’art, auquel j’ai demandé à faire son cinéportrait. C’était en 2015.

Et un jour, en 2019, il m’invitait de venir filmer, un dimanche matin, une rencontre du monde du design au Centre Pompidou pour fêter l’anniversaire de Jean Widmer. Il y avait quelques croquis et œuvres de Jean Widmer exposés pour l’occasion. En les voyant, je retrouvais le monde visuel qui m’avait formé. Jean Widmer, avec simplicité, remerciait, parlait de son travail, et de son aventure avec le Centre Pompidou… Dans l’atelier de Jean Widmer, pour le filmer, je me suis livré à une sélection dans ses archives, tout en continuant une recherche en profondeur dans des archives de différentes institutions en France, en Suisse, en Allemagne et aux États-Unis. Une fois que la base de données a été suffisante, j’ai commencé à composer le film et à chaque étape importante, Jean Widmer est venu voir la nouvelle version sur la table de montage.

Jean Widmer est surtout connu en France comme le graphiste qui a conçu l’identité visuelle du Centre Pompidou

Dès 1969, sur demande de François Barré, Jean Widmer avait réalisé 21 affiches pour le Centre de création industrielle (CCI), destiné à promouvoir le design au sein de l’Union centrale des arts décoratif et avant que ce centre ne rejoigne le Centre Pompidou en 1972. Ses affiches entretiennent une proximité avec ses dessins, puis peintures et sculptures, moins connues et apparues à partir des années 90, quant à la vibration de la couleur en aplats et aux formes synthétiques et contrôlées aux lignes nettes, sans hiérarchisation entre la forme et fond. Il y a là un lien jamais rompu avec l’esthétique de l’art concret zurichois, que Jean Widmer a tissé avec humilité, en s’attachant à créer pour la vie de tous les jours, selon son expression. En 1974, il gagnait, avec Ernst Hiestand, le concours pour la première identité visuelle du Centre Pompidou. Peu de temps après, il a été sollicité pour créer le logo du Centre Pompidou. Mais il a, dès les années 70, une grande réputation dans les arts graphiques. Je rappelle qu’il a été formé à l’École d’art appliquée de Zurich, alors sous la direction de Johannes Itten, et qu’il était marqué par l’héritage du Bauhaus et de la Nouvelle Typographie. Pendant ses études, il travaillait également avec Fred Schneckenburger dans son théâtre de marionnettes et pour sa collection d’affiches politiques et sociales. Ce fut un formidable école pour lui ; il y rencontre parmi d’autres Gottfried Honegger, grande figure de l’art, concret et Willem Sandberg, directeur du Stedelijk Museum à Amsterdam, et plus tard, président du jury du concours pour l’identité visuelle pour le Centre Pompidou.

Il arrive en France dans les années 50 et y bouscule l’image publicitaire puis la photographie de mode en y introduisant l’humour, l’émotion, un certain érotisme et un traitement typographique quasi lettriste alors qu’il travaille pour différentes sociétés (de 1955 à 1969), en tant que directeur artistique (la SNIP – agence de publicité d’un groupe textile, les Galeries Lafayette, puis le journal Jardin des modes). Après cette période d’invention visuelle qui révolutionne l’image de mode et sa publicité, il fonde sa propre agence, Visuel Design Association, avec sa femme, Nicole Sauvage, et conçoit notamment de nombreux programmes d’identités visuelles pour de grandes institutions culturelles (le centre de création industrielle – CCI, le Centre Pompidou, le musée d’Orsay, l’Institut du monde arabe, La Galerie nationale du Jeu de paume, la Bibliothèque nationale de France, le Théâtre de la Colline, etc.) ainsi que le programme d’animation touristique et culturelle des autoroutes de France, pour lesquels il est devenu une figure emblématique du graphisme.

Revenons sur ses affiches pour les sociétés d’autoroutes

En 1972, après avoir vu les affiches pour le Centre de création industrielle (le CCI) dans la presse, les sociétés d’autoroutes commandent à Visuel Design Association une signalisation d’animation touristique et culturelle pour les autoroutes du sud de la France afin de rompre la monotonie des trajets en voiture tout en suscitant la curiosité de l’automobiliste pour l’espace naturel, le patrimoine artistique, architectural industriel et urbain des régions traversées. Il opte pour la création d’un langage universel, un système de pictogrammes traités en aplat blanc sur fond brun, adapté à la lisibilité requise à 130km/h et distinct de la signalisation règlementaire, sur fond bleu. Un système inspiré d’une autre écriture monumentale, celle des hiéroglyphes égyptiens. Tel un jeu de devinettes, ces animations jalonnent le trajet sous la forme énigme-solution où la question est posée par le pictogramme et la réponse donnée par sa légende environ 200 m plus loin. L’ensemble de documents concernant l’élaboration des pictogrammes réunis dans la collection du Centre national des arts plastiques (Cnap) témoignent de la puissance du système graphique de Widmer pour les autoroutes, basée sur un processus de simplification formelle et de synthèse des signes caractéristiques d’un territoire (faune, flore, monuments, industries…), mais aussi d’une forme d’inventaire du paysage et de sa remémoration. La déclinaison du jeu de formes abstraites élémentaires aux couleurs contrastées des affiches du CCI avaient commencé ce principe de simplification et d’évocation.

Exercice d’épure et de rigueur, les pictogrammes ont développé ces principes de synthèse tout en se faisant l’écho de l’esprit de fantaisie de Widmer : le flegme décontracté du personnage allongé qui sera accompagné d’un arbre ou d’un parasol pour figurer, selon le contexte, le repos ; le détail de la ligne discontinue du terril des autoroutes du Nord ; Aix-en-Provence et son mémorable cours Mirabeau symbolisé par une travée bordée de platanes, auquel sera finalement préférée l’association des pictogrammes de thermes, de la fondation Vasarely et du festival de musique ; la synthèse impossible du foisonnant palais du Facteur Cheval à Hauterives ; celle surprenante du château de Grignan, comme tronquée par l’écrasante lumière du sud, etc.

Vous montrez qu’auparavant, avec ses travaux pour les grands magazines de mode, comme graphiste et comme photographe, il contribue au renouvellement des regards et même au renouvellement des regards sur les femmes, qu’il photographie de façon assez différente de celle de certains de ses contemporains, tel Helmut Newton pour prendre le plus connu d’entre eux. Comment le situeriez-vous dans cette époque de la création, quand la mode rencontre le graphisme et la photographie ?

C’était un grand moment de déverrouillage du monde de la mode, de la création, de l’art et du cinéma, qui en fait avait commencé à Paris dans les années vingt. Toutes périodes confondues : de l’urinoir à l’entassement des boites à soupe, à la Mode qui quittait l’idéal hiératiques de la haute-couture pour les modèles du prêt-à-porter aux allures de fille d’à côté, du cinéma de papa en studio, au cinéma direct filmé avec des caméra 16 mm portables, ce qui a donné lieu à la collaboration légendaire entre Jean Rouch at Michel Brault pour une partie importante du tournage de « Chronique d’un été », sans oublier que Willie Munzenburg, chef de propagande anti-nazi à Berlin, envoyait des photographes dans des comités d’usine à Detroit, à Chicago pour former ceux qui allait participer au grand mouvement humaniste de la photographie nord-américaine. Il faudrait aussi parler de la guerre quand les acteurs du Bauhaus ont quitté l’Allemagne pour s’installer en Suisse et aux États-Unis pour y faire école. Jean Widmer et les autres « Suisses de Paris » (Peter Knapp, Jean Widmer, Adrian Frutiger et Albert Hollenstein, etc.), ont été formé directement par ou pour les plus jeunes par les idées de Johannes Itten et ses successeurs en Suisse. Jean Widmer est aussi indissociable des années cinquante et soixante, avec cette l’effervescence sans borne dans la création, dans l’art et la musique notamment, et les politiques culturelles audacieuses. Le monde de la culture s’est transformé tout au long du XXème siècle, mais notamment après la Seconde guerre mondiale et tout cela a permis l’émergence d’artistes de l’envergure de Jean Widmer.

Est-ce aller trop loin que de dire que ces créations comportent toujours une touche européenne, une certaine élégance discrète, sans tape-à-l’œil, et peut-être un peu de la retenue qu’on prête aux Suisses ?

Oui et non. Jean Widmer a été certes structuré par l’école suisse. Mais il a été très influencé par les grandes directeurs artistiques nord-américains, comme Alexey Brodovitch. Pour ces annonces presse pour les Galeries Lafayette, il s’est inspiré des grands magasins de New York, notamment le côté décalé des campagnes d’un petit grand magasin, Orbach’s. Le travail de Jean Widmer se situe également dans les grandes lignes du peintre et théoricien de la couleur, Johannes Itten, et dans l’affiliation avec l’art concret, tel que défini par Theo van Doesburg, peintre, architecte et théoricien de l’art, l’un des fondateurs du mouvement De Stijl, et qui est passé par le mouvement Dada et le Bauhaus à Dresde.

On imagine que Jean Widmer ne travaille plus aujourd’hui, mais est-il toujours intéressé par la création graphique et la photographie ? 

Jean Widmer a récemment fait l’objet d’une exposition au Centre d’art concret, Jean Widmer : Du concret au quotidien à l’Espace de l’Art Concret, Centre d’art contemporain d’intérêt national au Château de Mouans à Mouans-Sartoux.

Rina Sherman

Propos recueillis par Stéphan Alamowitch

Crédits :

En page de Une : Jean Widmer, Carré Blanc, 2014, acrylique sur toile, format 82,2 x 81,6 cm. Inv FNAC 2021-0279 Centre national des arts plastiques © Adagp, Paris 2022/Cnap © Crédit photographique Fabrice Lindor

Jean Widmer, affiche « à table », 1970. Formes et objets, sélection internationale. Af che d’exposition, commande du Centre de création industrielle. Sérigraphie contrecollée sur carton épais
65,3 x 48,3 cm Inv. : AM 1993-1-298 (2) Centre Georges Pompidou, Musée national d’art moderne –
Centre de création industrielle, Paris © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Georges Meguerditchian/Dist.
RMN-GP © Adagp, Paris 2022

Visuel Design Jean Widmer. Étude pour le pictogramme « Plage”, A10, s.d. Inv FNAC 2018-0253(17) Centre national des arts plastiques © Jean Widmer et Nicole Sauvage/Adagp, Paris 2023/Cnap © Crédit photographique Fabrice Lindor

Sortie DVD & VOD :

Jean Widmer, un écologiste de l’image / Rina Sherman, Grands portraits, témoins de notre temps, HD, couleurs, 70 min, k éditeur, Paris, 2024

k éditeur en coproduction avec le Centre Pompidou, en partenariat avec le Museum für Gestaltung Zürich, Archiv ZHdK, Zürcher Hochschule der Künste

Jean Widmer, un écologiste de l’image, un grand portrait du créateur du logo du Centre Pompidou. #Designer, #graphiste, #photographe, #peintre et #sculpteur, Jean Widmer est l’un des créateurs pionniers qui ont transformé le paysage visuel en France et ailleurs au cours de la seconde moitié du XXe siècle et jusqu’à nos jours.

P. P. / DCP : Nous contacter https://www.kediteur.com/produit/jean-widmer-un-ecologiste-de-l-image/

Notes

Notes
1Rhoda Scott, Michel Brault, François Roustang, Michel Zink, Delfeil de Ton, mais également Margo Rouard-Snowman, Sylvie Depondt, Philippe Apeloig, et bientôt Peter Knapp, Jean-Philippe Lenclos, Etienne Robial.
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