A cette époque, il y avait du prestige à être souffleur ; la compétition était rude. J’ai remporté le concours devant quarante-deux concurrents, tous lettrés. Je l’ai emporté parce que le président du jury m’a enlevé des mains les Fausses confidences, et au lieu de m’interrompre, je me suis mis à improviser un dialogue que les deux comédiens ont pu reprendre, avec une petite touche XVIIIème. Le public n’y aurait vu que du feu. « L’esprit d’à-propos, c’est utile chez un souffleur », m’a dit le président. Il m’a remis une médaille à l’effigie de Molière, le premier prix, et le soir-même, je signai un contrat avec le Théâtre Regio, le plus prestigieux de la ville. La paye était bonne. Ma famille a approuvé. Il faut dire que mes parents avaient des amis dans le milieu du théâtre, et que des comédiens, à peine démaquillés, venaient parfois dîner à la maison. Timide et réservé comme je suis, je n’ai jamais eu envie de monter sur scène. Je suis souffleur, comme l’officier de marine, s’il est myope, fait carrière en salle des machines. Chacun son métier. Je suis la vigie du spectacle.
Le souffleur n’est jamais applaudi et il ne vient jamais saluer. Je ne me plains pas : si j’ai été utile, autant qu’on m’oublie, et si l’on ne m’a rien demandé, pourquoi m’applaudir ? J’ai quand même une haute idée de ma profession, toute discrète qu’elle soit. Les acteurs sont faillibles, et si je ne suis pas attentif, prêt à les aider, ils seront sifflés à la première gaffe. On baissera le rideau. A moi de sauver le spectacle. En 1932, mon père m’a emmené à la première de Vêtir ceux qui sont nus. L’acteur principal connaissait mal son texte, les autres ne valaient guère mieux. Au premier rang, Pirandello (ami de mon père) n’a cessé de maugréer, et je le voyais trépigner avec le sentiment bizarre que c’était ma faute ; j’aurais dû faire quelque chose. Après le spectacle, Pirandello est parti insulter le comédien, hurler. C’est peut-être le secret de ma vocation. Je veux éviter qu’on hurle sur les acteurs.
Mon trou de souffleur est tapissé de vieux rideaux qui étouffent les bruits. Dans les réserves, j’ai pris un fauteuil qui a dû servir des milliers de fois, de style Renaissance, au tissu tendu par de gros clous de laiton noirci. Je m’y assois dix minutes avant le lever de rideau et je relis le texte, surtout les monologues et les répliques du dernier quart d’heure, quand les comédiens sont fatigués. Dans les grands théâtres, le souffleur a quitté le dessous de la scène pour un local technique pourvu d’un micro et les comédiens ont des oreillettes, mais le théâtre Regio est trop vieillot, trop mal conformé pour ces nouveautés. Depuis mon trou sous les tréteaux, je peux continuer d’échanger des regards avec les comédiens, ce qui est à mon goût. Je veux pouvoir leur parler. Je ne me vois pas apprendre les nouvelles techniques.
Cela dit, je suis moins sollicité. En fait, je ne le suis presque plus. Les comédiens savent mieux leur texte qu’autrefois, d’autant que vers 1960, on buvait beaucoup plus avant les levers de rideau, moi compris (mais moi, j’avais le texte). J’ai vu des comédiens oublier leurs répliques et marcher de long en large, désespérés, attendant une aide des coulisses, trop ivres pour se souvenir de moi, à leurs pieds. C’est plus rare maintenant. Le directeur a déjà annoncé qu’on ne me remplacerait pas. Les comédiens ont protesté car Ils m’apprécient, je les rassure, et puis ils m’ont toujours vu au théâtre. A leurs premiers rôles, j’étais là, à mon poste. Même les plus vieux n’ont pas connu mon prédécesseur. Le concierge l’a découvert à deux heures du matin, les yeux fixes, la pièce sur les genoux – mort d’un arrêt cardiaque en pleine représentation.
Mon vrai jeu, c’est d’observer la salle. Par les interstices entre les planches de la paroi, je regarde les gens des premiers rangs. Ils sont à un mètre de moi, et je les vois respirer, rire, les yeux levés. Aucun n’imagine que sous les tréteaux, le souffleur les dévisage avec curiosité. Certains visages sont captivants, et je peux les fixer depuis ma petite loge, en secret, sans passer pour un malotru. Comme ces gens me font peur, je quitte mon espace bien après le spectacle, après les comédiens et le dernier machiniste, sans croiser personne.
Parfois je rêve que dans mille ans, quand tout le quartier sera une jungle, des archéologues trouveront mon corps sec comme une momie, calé dans son fauteuil Renaissance. Rien ne pourra dénoncer ma condition de souffleur, d’humble souffleur du Théâtre Regio. Ce métier, on l’aura oublié. On me prendra pour une personne de haut-rang, un prince, un marquis à qui l’on venait payer tribut mais qui ne daignait pas se montrer. Les soirs où je suis moins exalté, je me compare au soldat japonais oublié sur un ilot. En guenilles, il meurt seul dans un bunker aux portes rouillées. De toute façon, on le croyait mort.
Ce soir encore, j’observe les premiers rangs, caché dans ma loge. Petite satisfaction dans ce théâtre qui m’oubliera.
Pierre-Yves Delair