Julian Jackson en débat – Réponses (2)

Notre deuxième intervenante cet après-midi est Alice Kaplan, professeur de français à l’université de Yale et spécialiste de la France du XXe siècle. Son enseignement et ses recherches ont porté sur la Seconde Guerre mondiale et ses conséquences, la guerre d’Algérie et les écrivains français de l’après-guerre. Parmi ses ouvrages sur les procès, citons Intelligence avec l’ennemi : le procès Brasillach et L’interprète. Elle a présenté son ouvrage En quête de l’Etranger lors d’un séminaire au Wilson Center en 2016.

Alice Kaplan : Le moment est bien opportun pour se pencher sur les grandes questions de votre livre : la complicité des Etats dans les crimes de guerre,  la collaboration déguisée en soutien, le révisionnisme au sujet d’un personnage controversé. Mais puisque je suis la “littéraire” ici et l’auteur d’un livre sur l’un des procès qui ont précédé celui de Pétain, le procès pour trahison de l’écrivain et journaliste Robert Brasillach en janvier 1945, j’aimerais d’abord dire un mot à propos l’art narratif de Julian Jackson, et les défis que représente l’écriture d’un livre sur le procès de Pétain. Des défis qu’il relève à chaque instant.

Julian Jackson est l’historien de la France pendant la Seconde Guerre mondiale vers lequel je me suis souvent tourné pour ses explications claires au sujet d’événements complexes. Son analyse de la défaite de la France est la meilleure discussion que je connaisse du désastre de la ligne Maginot, la meilleure synthèse de géographie, de politique et de stratégie militaire combinées. Son texte sur Paris pendant l’Occupation est une lecture obligatoire dans mon séminaire sur le cinéma de la Seconde Guerre mondiale. Plus récemment, Jackson est l’auteur d’une biographie primée de Charles de Gaulle.

Dans son De Gaulle, il arrive à mettre en équilibre l’anecdote et le concept, l’histoire intellectuelle et l’histoire individuelle, la biographie et la méta-biographie. Julian Jackson trouve là l’occasion de déployer son génie de la clarification et de faire exploser les mythes – par exemple, autour du célèbre discours de la BBC du 18 juin 1940, qui serait en grande partie une construction post facto. Ou encore son étonnante analyse de la phrase légendaire aux Français d’Algérie en 1958, “Je vous ai compris”, qui ne serait qu’une tentative de l’orateur de faire taire les applaudissements de la foule.

Quelle que soit la virulence des critiques de Julian Jackson à l’égard du Général de Gaulle, j’ai eu tout au long de l’ouvrage le sentiment de sa profonde admiration, son émerveillement, et je dirais même de sa tendresse pour l’homme privé, son corps disgracieux, la bizarrerie de sa diction qui donnait une aura si étrange à ses discours. Évidemment, il n’apprécie pas Philippe Pétain de la même façon.

Avec Pétain, Julian Jackson quitte la biographie pour entrer dans un autre genre, le récit d’un grand procès. Comme nous le savons, les procès français sont organisés comme des drames avec des actes : l’interrogatoire, l’accusation, la défense, où la salle d’audience est comme une mise en scène devant  son public… Mais le procès de Pétain n’est pas une procédure pénale ordinaire, avec son énorme casting de personnages, son double jury – hommes du gouvernement et de la Résistance -, Jackson nous rappelle la chaleur de l’été dans une petite salle étouffante qui ne convient pas à un tel événement, et oui, les enjeux sont aussi écrasants que l’attribution de la responsabilité d’un traumatisme national ….

Malgré la nécessité absolue de rendre compte de l’Armistice, des crimes de la Milice, des décisions de Pétain, de tout ce qui rend le jugement nécessaire, il n’était pas évident de raconter ce qui s’est passé, heure par heure, sans noyer le lecteur dans les détails. Quand on écrit sur un procès, il faut compter les minutes, suivre les motivations de chaque personnage.

Impressionnant, le nombre de personnages que Julian Jackson devait représenter. Et pourtant, fait étonnant, chaque portrait nous intéresse– des lions de la Troisième République, comme Léon Blum, qui fait ressortir la note tragique, aux pro-nazis comme Fernand de Brinon, en passant par le premier ministre Pierre Laval, le sorcier maléfique. Laval surpasse Pétain dans la théâtralité – le chapitre sur Laval s’intitule “le spectacle Pierre Laval” –, et Jackson se fait un malin plaisir à décrire son étonnante laideur. Julian Jackson trouve des alliés pour ces croquis parmi les grands correspondants de presse: Joseph Kessel et Janet Flanners, Madeleine Jacob, mais aussi Jacques Isorni, l’avocat de la défense de Pétain – et qui, par la suite,  na jamais cessé de défendre sa mémoire, au point de devenir en quelque sorte son prisonnier.

Comme tout bon cinéaste ou metteur en scène de théâtre, Jackson aménage l’espace pour que nous puissions voir les gens dans la salle d’audience – il ne manque jamais une occasion de décrire un témoin qui vient de terminer sa déposition, alors qu’il marche devant la chaise cannée de Pétain, fait un signe de tête ou s’incline légèrement. Ces moments de prise de congé deviennent des scènes de théâtre : Laval se penche sur Pétain et marmonne dans son fort accent auvergnat, en roulant les r “au revoir Monsieur le Maréchal”. Pétain détourne son regard, faisant semblant de ne pas le voir. Puis nous avons la réponse d’Isorni : “Au moment où Laval s’est penché en avant, dans l’instant rapide, j’ai décelé de la compassion, un sentiment fugitif mais authentique de solidarité et d’entraide qui m’a semblé mériter une meilleure explication”. Nous entrons dans le point de vue d’un personnage après l’autre. Et après d’innombrables murmures de Pétain et quelques longues siestes, nous avons droit à ces moments où il ne peut vraiment pas s’empêcher, au grand dam de ses conseillers, de se lever pour faire un discours.

Et pourtant, Pétain reste, dans une certaine mesure, une cause vide. Mes questions tournent autour de sa présence/absence, tant lors de son procès que durant ses années comme chef du gouvernement  de Vichy.

Ma première question vous concerne, Julian. J’aimerais que vous nous fassiez entrer dans les coulisses de votre travail, d’un livre à l’autre. Quel était votre sentiment en passant de Charles de Gaulle à Philippe Pétain, à quitter le récit d’une vie pour faire le récit d’un procès? Avec de Gaulle, vous avez eu toute une vie transposée en textes, vous disposiez d’une plume distinguée ; je note que depuis l’an 2000, les mémoires du Général de Gaulle sont publiés dans la Bibliothèque de la Pléiade, à côté de Molière, Voltaire et Proust. Avec Pétain – et dites-moi si vous êtes d’accord –on se demande en vous lisant s’il y a dans le langage de Pétain une vraie substance  ; on connaît bien sur les fameuses répliques  sentimentales : “Car si je ne pouvais plus être votre épée, j’ai voulu être votre bouclier”, ou le “Je fais à la France le don de ma personne” (attribué à Emmanuel Berl), mais ce sont des slogans, on ne peut pas dire qu’il y a là une pensée. Comment passer autant de temps avec lui ?

Ma deuxième question est liée à la première : Pétain semble utiliser sa surdité comme excuse pour ne pas comprendre les accusations portées contre lui. Mais à plusieurs reprises, quand  croit entendre un argument à sa charge, il sort de sa torpeur – même lorsqu’il prétend qu’il ne comprend pas exactement ce qui a été dit.

Je voudrais donc vous demander de prendre parti pour l’un ou l’autre camp. La réponse que vous donnez dans le livre me semble être un mélange des deux : « Le vieil homme, assailli de conseils contradictoires et soumis à un rythme de réunions qui aurait été pénible pour un homme de la moitié de son âge, a fluctué quant à la meilleure voie à suivre, mais quelque part il s’accroche, au milieu des décombres de sa politique, au “don” qu’il a fait de lui-même aux Français. Il n’avait rien d’autre à quoi se raccrocher”.  Voici les questions qui planent sur le procès de Pétain depuis des décennies : sénile ou pas sénile ? Sourd ou jouant sur sa surdité ? Était-il diminué par la vieillesse, était-il, comme l’a dit de Gaulle, “un grand personnage, très intelligent, très têtu, mort en 1924” ? Ou, comme beaucoup l’ont affirmé, était-il malin comme un singe ?

Shannon a évoqué l’absence de la question juive – l’absence dans le procès m’a semblé conforme à un nationalisme d’après-guerre plus généralisé qui a rendu les tribunaux aveugles au génocide. Le procès de Brasillach – il a également été inculpé pour “intelligence avec l’ennemi” – a été remarquablement dépourvu de références à la déportation des Juifs, même si Brasillach a fait sienne la déclaration la plus toxique de Laval  : nous devons nous séparer des Juifs et ne pas garder les enfants. La compréhension historique de la Shoah n’en était qu’à ses débuts. Ou peut-être était-on prêt à attribuer la politique de déportation non à Pétain mais à Laval en tant que chef du gouvernement.

Ma question est la suivante : Diriez-vous qu’il existe un “syndrome Pétain” lié à la notion de “syndrome de Vichy” de Henry Rousso – et que l’importance de la question juive au sein du régime de Vichy va s’accroître avec le temps qui passe. Le syndrome de Vichy et le syndrome Pétain vont-ils de pair ? Vous dites en évoquant les sondages sur l’époque que les personnes interrogées semblent exprimer les mêmes attitudes à l’égard de Pétain au fil des ans. Vous citez également de Gaulle : “un drame historique n’est jamais terminé”. Et pourtant, vous concluez –je ne dirais pas le contraire – que l’extrême-droite française n’a plus besoin de Pétain comme mascotte, voire qu’elle ne souhaite plus que le pétainisme soit pour elle une référence. Un monde dans lequel le Rassemblement national de Marine Le Pen défile pour protester contre l’antisémitisme en France à la suite des attaques du Hamas – est-ce un monde dans lequel le drame de Pétain s’est finalement achevé ?

Julian Jackson : Lorsque vous avez parlé de la narration et de la construction de la narration, vous êtes allé au cœur de tout ce que j’essayais de faire et de tout ce qui m’a tourmenté pendant trois ans ! Je pense que l’écriture de l’Histoire (même s’il ne faut pas être trop prétentieux) devrait être une sorte d’art. Nous devrions y aspirer, même si certains d’entre nous sont des romanciers manqués. J’ai vraiment réfléchi à la manière de présenter ce drame parce que j’ai senti que c’était un drame. Il y avait soixante-sept témoins dans le procès, peut-être plus, et dans mes premières ébauches, j’ai fait apparaître littéralement tous les témoins dans l’ordre dans lequel ils apparaissent dans le procès. Je les ai même fait prêter serment en disant « Je suis Paul Renault, j’ai tel âge, voici ma profession et voici où j’habite ». Je voulais que le lecteur soit au courant de l’arrivée de chaque témoin, de la prestation de serment et de la présentation des témoins. J’ai dû abandonner ce projet parce que l’un de mes lecteurs et moi-même avons ressenti la même chose : cela devenait soporifique…

C’est une idée que j’avais eue parce que je voulais que le lecteur soit dans la salle d’audience, mais cela n’a pas fonctionné. Cela ne fonctionnait pas non plus parce qu’il y avait beaucoup de répétitions : quelqu’un disait quelque chose le mardi et le vendredi suivant, un autre témoin qui n’était pas particulièrement important disait exactement la même chose, et cela devenait trop compliqué.

J’ai donc décidé de diviser le travail en plusieurs parties, pour ainsi dire. J’ai passé la première semaine avec les témoins de l’accusation, puis j’ai consacré un chapitre particulier aux Juifs – les Juifs absents, comme je les appelle – où j’ai pu résumer toutes les fois où les Juifs ont été mentionnés. J’ai extrait le moment de Laval pour en faire un chapitre à part entière. C’était une tentative littérairement très difficile, mais je suis heureux de l’avoir fait. J’aimerais savoir à quel point cela a été difficile pour Alice. Je ne dis pas que mon travail était plus difficile que le sien. Mais l’une des raisons pour lesquelles il a été plus difficile que le sien, c’est que j’ai eu trois semaines et plus de témoins, alors qu’elle a eu beaucoup d’autres problèmes avec son procès.

Alice Kaplan : Je n’ai eu que six heures. Chapeau bas, Julian !

Julian Jackson : Il y a toujours des choix à faire sur ce qu’il faut inclure ou non. Je suis heureux que vous ayez soulevé cette question, car c’est l’une des choses qui m’ont vraiment tracassé. Je suis heureux que vous ayez soulevé un autre point : j’ai eu beaucoup de chance d’avoir la couverture du procès faite par Albert Camus, François Mauriac, Georges Bernanos, par Joseph Kessel, Clavel, etc. Ce sont de grandes plumes, de grands écrivains – ils rendent les choses vivantes et deviennent ainsi presque le chœur grec de mon livre. Une partie de la vivacité du livre ne vient pas de ma propre prose, mais de la leur. J’écris actuellement un livre sur André Gide ; il se trouve que je lisais les journaux intimes du plus grand ami de Gide, Roger Martin du Gard, un romancier oublié aujourd’hui, mais lauréat du prix Nobel et important dans les années 30. Je ne savais pas qu’il avait assisté au procès. J’ai donc pu inclure dans l’édition française son récit très vivant du procès.

Qu’en est-il du vide de Pétain ? C’est un drame : voici ce vieil homme assis et silencieux, de temps en temps il se lève et intervient, généralement de manière plutôt inappropriée. Et la plupart du temps, les journalistes, les commentateurs, cherchent des signes. Ils observent la façon dont il se frotte les bras de son fauteuil, dont il caresse son képi posé sur la table. Que se passe-t-il dans la tête de ce vieillard ? Pétain avait 89 ans et ses facultés mentales s’étaient ralenties, mais je pense que le vide du vieil homme est une sorte de vide qui était déjà là, et c’est ce qu’Alice suggère, je crois. Même si je ne voudrais pas être assis à côté de de Gaulle à un dîner, il me semble que c’était un esprit extraordinaire et fascinant – pas seulement un acteur, mais un esprit. Pétain me paraît être une sorte de vaisseau vide dont la tragédie est d’être devenu le prisonnier de son propre mythe. Il a été le héros de guerre en 1916 et en 1917, et il est ressorti de la Première Guerre Mondiale en héros des héros. Je ne pense pas qu’en deux siècles d’histoire de France, personne ait jamais eu cette aura. Il avait l’aura de Foch, celle d’Hindenburg et de Haig ; il était à la fois l’ami des soldats et le vainqueur de Verdun.

Cela lui est monté à la tête, et il a commencé à croire qu’il n’était pas seulement un grand soldat, mais aussi un sage et un prophète. C’est ainsi que, dans l’entre-deux-guerres, il a commencé à développer des idées sur l’éducation et la famille, sur la réforme des institutions et ainsi de suite, mais ces idées sont totalement inintéressantes !

C’est le problème de toute biographie de Pétain – ce n’est pas un esprit très intéressant, il est d’une grande banalité, et il a un caractère ordinaire. Il est le réceptacle d’autres personnes. Je pense donc que ce que les gens ont vu, c’est la construction d’Isorni, et je serais intéressé de savoir ce qu’Alice pense de cela parce qu’Isorni n’était pas seulement l’avocat de la défense de Pétain, mais aussi l’avocat de la défense de son protagoniste Robert Brasillach. C’était un jeune avocat intelligent et charismatique en devenir ; il a vu une opportunité dans Brasillach, et il a vu une opportunité dans Pétain. La relation qu’il a développée avec Pétain a été très compliquée, parce que le premier jour où il est allé voir Pétain, l’avocat principal prévoyait d’utiliser la défense d’un Pétain sénile, d’un Pétain égaré.

Lors de sa première rencontre avec Pétain, Isorni lui dit : « Vous devez être Pétain, vous devez être le héros que vous êtes » et il reprend les mots que Pétain avait utilisés devant le peuple français : « Je vous fais don de ma personne, Pétain, je serai votre serviteur ». C’était de la manipulation, mais c’était aussi un sentiment profond. Je pense qu’Isorni a commencé à s’occuper de l’affaire Pétain de manière émotionnelle, et c’était très frustrant pour lui lorsqu’il avait des questions. Il demandait à Pétain : « Qu’avez-vous voulu dire dans votre discours, quand vous disiez que les ouvriers français qui vont travailler dans les usines allemandes pendant la guerre travaillent pour la France ? ». Et Pétain de répondre : « Je ne sais vraiment pas, je ne me souviens pas avoir dit ça, je ne sais pas ce que j’ai voulu dire. Il va falloir fatiguer-bouchonner, il va falloir vraiment se creuser la tête pour trouver une réponse. »

C’est ainsi qu’Isorni écrira plus tard qu’il avait inventé le Pétain dont il avait besoin. Il devait construire l’histoire que Pétain ne lui donnait pas, parce qu’il ne s’en souvenait pas. La relation entre ces deux hommes est l’un des drames émotionnels fascinants du procès. La féroce journaliste Madeleine Jacob, auteur d’articles brillants, étroitement associée au Parti communiste à ce moment-là et qui pensait que Pétain était un traître à fusiller – elle était célèbre pour son implacabilité -, n’en avait pas moins, lorsqu’elle s’est rendue à l’audience, un grand sens de l’humour. Lorsque Isorni est venu faire sa plaidoirie pour défendre Pétain, elle lui a offert un verre d’eau et lui a dit « bonne chance ». Et elle écrivit un article disant que « ce qui restera dans nos esprits du procès du maréchal Pétain, c’est le discours de Maître Isorni ». Isorni est une sorte d’anti-héros de l’histoire et, d’une certaine manière, sa tâche a été facilitée par l’inexistence de Pétain, ce qui signifie qu’il a pu inventer le Pétain dont il avait besoin. Je suis donc tout à fait d’accord avec vous sur ce vide.

En ce qui concerne la question juive, je vais en fait légèrement inverser ce que j’ai dit tout à l’heure parce que beaucoup de personnes qui ont écrit sur le procès ont dit que l’antisémitisme n’y avait pas été abordé du tout. C’est en fait faux, il en est question ici et là, mais ce n’est jamais central. Il est toujours en marge, toujours dans la coulisse, et l’une des raisons en est qu’il n’entre pas vraiment dans le cadre de l’article 75 du Code pénal. Une autre raison, comme l’a dit Alice, est qu’en 1945, la spécificité de la Shoah n’était tout simplement pas présente en France ou même en Europe. Ainsi, lorsque les déportés sont revenus des camps en France en 1945, quelques survivants juifs chanceux – très peu de Juifs sont revenus parce que la plupart avaient été tués, mais certains sont revenus – le mot « déporté » ne faisait aucune distinction entre les résistants qui avaient été envoyés dans les camps et les Juifs qui avaient été envoyés dans les camps, de sorte qu’il n’y avait aucune spécificité de la tragédie juive.

Ce qui est également très intéressant, c’est que même une personne comme Madeleine Jacob, qui était elle-même juive, s’est si peu intéressée à ce qui aurait pu être un moment clé du procès. Je ne mentionnerai qu’un moment saisissant, lorsque l’un des témoins de la défense a été appelé à parler de la question juive. Il s’agissait d’un homme qui avait présidé la commission de dénaturalisation des Juifs. L’une des premières choses que Vichy a faites a été de créer une commission chargée d’examiner les cas des Juifs qui avaient été des étrangers, qui avaient été naturalisés dans les années 1920 par une loi que les conservateurs considéraient comme trop libérale. Vichy a décidé que ces personnes ne devaient plus être françaises, qu’elles devaient être dénaturalisées, d’où cette commission.

Le président de la commission est un homme appelé Roussel, une sorte de fonctionnaire, et il est amené à défendre ce qu’il a fait, en disant « eh bien, si nous n’avions pas été là pour examiner soigneusement chaque cas, les Allemands auraient simplement dénaturalisé tout le monde et la situation aurait été bien pire ». Il est donc amené à témoigner pour la défense. La raison pour laquelle Isorni le fait comparaître pour la défense est qu’il sait que Mornet, l’homme qui poursuit Pétain, faisait partie de cette même commission. Voilà donc un homme sorti de prison pour témoigner en faveur de Pétain, avec le procureur du procès qui avait siégé dans la même commission pour dénaturaliser les juifs. Ce qui est intéressant, c’est que personne, pas même quelqu’un comme Madeleine Jacob, n’a pensé que c’était là que Vichy pouvait être épinglé. La commission de dénaturalisation, ainsi que la première loi antijuive qui exclut les Juifs français de toutes sortes de postes professionnels, était une loi entièrement créée par Vichy, mais à laquelle personne ne s’est particulièrement intéressé pendant le procès, alors qu’il s’agissait d’une création française entièrement nationale. Je suppose que cela montre une fois de plus à quel point la question juive n’intéressait pas les gens.

Enfin, le syndrome Pétain. J’aime l’idée du syndrome Pétain, oui ! Je dirais simplement que je ne la comprends pas vraiment, parce qu’il y a une chose qui m’a vraiment surpris et que personne jusqu’à vous n’a relevé – un passage vers la fin du livre où j’examine les sondages d’opinion. Je regarde beaucoup de sondages où l’on demande aux gens depuis 1945 ce qu’ils pensent du maréchal Pétain, et les questions sont généralement : pensez-vous que Pétain était un traître ? pensez-vous que Pétain a fait de son mieux ? pensez-vous que l’Armistice aurait dû être signé ou non ? Le plus étonnant, c’est que les réponses à ces questions, depuis les années 70 et jusqu’à la fin des années 90, n’ont pratiquement pas changé. Un petit pourcentage pense qu’il était un traître, un petit pourcentage pense qu’il était un héros ; la plupart des gens, toujours autour de 50 à 60%, disent qu’il était un homme qui a fait de son mieux dans des circonstances difficiles et que l’Armistice était probablement une meilleure chose que l’absence d’Armistice. Et pourtant, on sait que 80 % des gens soutiennent le discours de Jacques Chirac qui dénonce la complicité de Vichy dans la déportation des Juifs.

C’est comme s’il y avait une schizophrénie dans l’esprit des Français : d’un côté, Pétain n’est pas si mal ! A un autre niveau, nous savons que le régime de Vichy a été complice de la Shoah, et c’est accepté par tous. Il y a donc encore quelque chose de complexe, à mon avis, dans la relation que les Français entretiennent dans leur imaginaire à l’égard de Pétain.

C’est joliment résumé par une petite anecdote concernant de Gaulle à la mort de Pétain en 1951. Georges Pompidou, qui fut plus tard le Premier ministre de de Gaulle, mais qui était à l’époque un proche conseiller du Général, un homme beaucoup plus jeune que de Gaulle, est venu lui dire, « Général, je veux juste vous dire que Pétain est mort. » De Gaulle le regarde en silence et finit par dire : « Le Maréchal est mort. » Il corrige donc Pompidou qui avait dit « Pétain ». Il lui dit en substance : « non, ce n’est pas à vous de dire Pétain, c’est le Maréchal ». Il y a donc quelque chose à propos du Maréchal, de Pétain, du mythe de Verdun qui trouble ou qui est une sorte de parallèle ou d’entrelacement du syndrome de Pétain.

Vous savez qu’en 2018, pour le centenaire de l’armistice de la Première Guerre mondiale, Macron devait déposer des fleurs sur la tombe de Pétain. Il y a eu tout un débat entre les présidents jusqu’à Mitterrand pour savoir s’il fallait ou non déposer des fleurs sur la tombe de Pétain. Personne ne l’a fait depuis 1991. Mais pour le centenaire de la fin de la Première Guerre Mondiale, Macron a décidé de se souvenir et d’honorer les huit maréchaux de France, Pétain étant évidemment l’un des huit. Il y a eu un énorme tollé et deux jours plus tard, il a dû faire marche arrière très rapidement, et l’affaire a été vite oubliée. Pétain est une présence étrange qui plane toujours sur la France. Je termine mon livre par ma propre visite sur la tombe de Pétain, qui a été très amusante. J’ai passé une semaine à rôder autour du cimetière où il est enterré pour voir ce qui se passait, et encore une fois, c’était intéressant de voir le culte de ses adeptes – de moins en moins nombreux, mais toujours présents.

Voir ici : propos liminaire du professeur Jackson et la première série de questions du professeur Shannon Fogg

Traduction faite par Contreligne sur une base fournie par Deepl Pro.

Nous remercions le History & Public Policy Program du Woodrow Wilson International Center for Scholars, et l’American Historical Association, co-sponsors de l’événement, de nous avoir autorisé à publier cette transcription, traduite en français.

Voir https://www.wilsoncenter.org/event/france-trial-case-marshal-petain

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