Désormais il faut se placer dans la perspective d’une victoire de Marine Le Pen aux présidentielles de 2027. C’est désolant, mais le fait semble assorti de probabilités élevées.
Vision catastrophiste ? On aimerait le croire mais par racisme pur et simple, par xénophobie, par ressentiment social, plusieurs groupes sociaux déterminants votent aujourd’hui en masse pour le parti d’extrême-droite. Les classes populaires urbaines et rurales sont majoritairement à l’extrême-droite, c’est acquis ; elles sont rejointes par une partie de la bourgeoisie et des classes moyennes du secteur privé. Les diplômés, dans leur ensemble, sont plus nombreux qu’auparavant à choisir l’extrême-droite.
Une partie de l’électorat s’est crispée sur un ressenti qui est foncièrement un ressentiment, sans plus rien voir d’autre, et les appels à la raison, au sursaut moral ont peu de chance de changer la donne1. Elle est en passe de devenir majoritaire, comme l’enseigne le sondage IFOP de février dernier. Il y a hélas aujourd’hui une aspiration à l’extrême-droite qu’on sent monter partout, même dans des milieux qu’on aurait imaginé préservés2 . Notre extrême-droite ne remet plus en cause la forme républicaine des institutions, comptant s’en servir, mais elle en veut à leur esprit libéral, ce qui plaît.
Se rassurer ?
On peut se rassurer et se dire que l’extrême-droite en Italie, une fois au pouvoir, a dû abandonner ses thèmes les plus provocateurs, mais il y a une bêtise propre à l’extrême-droite française qui risque de rendre toute modération impossible. On peut aussi imaginer qu’un nouveau candidat, Edouard Philippe ou Bernard Cazeneuve, sera en mesure de l’emporter au second tour, par l’effet d’un barrage républicain renouvelé. Certains sondages récents3 donnent effectivement Edouard Philippe ou Gabriel Attal gagnants, de peu, contre Marine Le Pen – Bernard Cazeneuve n’est nulle part. Mais c’est accorder beaucoup de crédit au centrisme, et ne pas voir le radicalité rageuse des électeurs qui votent pour la droite la plus dure, ne pas voir non plus la radicalité nihiliste de ceux qui votent à l’extrême-gauche.
D’ailleurs les électeurs de gauche ne feront pas tous barrage si le choix est de nouveau entre un candidat du Rassemblement national et un candidat centriste. La politique sociale d’Emmanuel Macron n’aide pas, dans son libéralisme de Rotary-Club qui veut réduire le chômage en réduisant les allocations-chômage. En tout état de cause, la gauche réunie jusqu’à la NUPES, cela ne fait pas 35% des voix.
Quant à la droite classique, elle reste en suffrages et intentions de vote loin derrière l’extrême-droite, et certains de ses représentants sont déjà tentés par la création d’un bloc ultra-réactionnaire, à l’italienne, où ils tiendront le rôle de caution bourgeoise.
Rien n’est encore joué, mais le jeu devient compliqué pour les forces attachées au libéralisme politique, puisque c’est cela qui est en jeu. Dans ce contexte, par prudence et par réalisme, il faut se poser la question du jour d’après, et se demander comment une contre-offensive républicaine pourrait limiter les conséquence d’une présidence d’extrême-droite.
C’est l’occasion de rappeler l’expérience du gouvernement de « Défense républicaine » de juin 1899 conduit par Waldeck-Rousseau, quand la République dut se défendre contre les héritiers du boulangisme, contre les Ligues et les anti-dreyfusards. Entrèrent dans ce gouvernement des représentants de la droite conservatrice, du centre-droit, du centre-gauche et le premier socialiste à occuper des fonctions ministérielles, Alexandre Millerand. À la Chambre des députés, Jaurès et Clemenceau appuient le nouveau gouvernement. Si l’on veut bien laisser de côté la politique coloniale, détestable mais c’était l’esprit de l’époque, le bilan de ce gouvernement est très honorable. Ce fut l’occasion de progrès en matière de droit du travail et de libertés publiques, et d’une mobilisation de toutes les forces de progrès, si bien que l’extrême-droite perdit peu à peu son influence. Le Bloc des Gauches gagne les législatives de 1902, et il n’y aura plus de menaces d’extrême-droite jusqu’aux années 1930.
Se préparer et préparer les esprits
Les institutions ne sont plus les mêmes, mais la conjoncture politique actuelle a des traits communs avec celle de 1899 : xénophobie, émeutes, contestation des principes de l’Etat de droit… même si cette fois l’extrême-droite est légaliste et veut le pouvoir par les urnes. Il faut donc espérer une nouvelle forme de Défense républicaine, et contre le même type d’ennemi qu’en 1899, à cette différence cependant que les boulangistes, Paul Déroulède et les maurassiens étaient patriotes, ce que n’est pas l’extrême-droite actuelle.
Dans le régime semi-présidentiel qu’est la Vème République, si Marine Le Pen était élue à l’issue d’un second tour, il faudrait que se forme une coalition de Défense républicaine (et l’expression gagnera à être reprise), réunissant la droite et la gauche de gouvernement, capable de l’emporter aux législatives qui suivront. Il s’agira de neutraliser par la cohabitation la mauvaise grâce tombée sur la République.
Avant ce choc, personne ne sera en mesure de proposer une alliance du centre-gauche et du centre-droit. L’état des forces, les aspirations des uns et des autres, les cultures politiques l’interdisent. Le déni devant la montée du Le Penisme est encore puissant à gauche4, où l’on rêve toujours de mobiliser les abstentionnistes des quartiers, du péri-urbain ou des campagnes, au choix, pour corriger la droitisation de l’électorat, sur laquelle on se garde bien de s’interroger.
Comment préparer sans attendre une coalition de Défense Républicaine, alors que les mélenchonistes ont encore l’ascendant sur la gauche et que la droite classique ne sait plus à quel saint se vouer ?
La question doit être posée, dans son concept au moins, avant que vienne le temps des accords électoraux. Ils pourront toujours être passés juste après que l’extrême-droite aura gagné la présidentielle de 2027 (à Dieu ne plaise), quand les partis de gouvernement et leur électorat seront tétanisés, quand l’extrême-droite viendra parader et que les mélenchonistes rêveront de profiter du chaos.
Le concept appelle d’ores et déjà réflexions, tant pour identifier les bases d’un programme qui ferait consensus, que pour concevoir les mesures de protection de l’Etat si l’extrême-droite devait arriver à l’Elysée. On rappellera que les corps chargés du maintien de l’ordre sont très sensibles aux thématiques d’extrême-droite. Le gouvernement de 1899 eut fort à faire sur ce plan.
Les prochaines élections européennes, en juin, donneront de l’électorat une photographie peut-être différente de ce que l’on connaît à présent. Ce sera le bon moment pour lancer la discussion, sans tapage ni proclamation. Préparer les thèmes, préparer l’électorat, habituer l’opinion à l’idée de coalition républicaine, la rendre honorable, éliminer ce qui divise, trouver un message de refondation après des mois de confusionnisme. La tâche sera rude.
Serge Soudray
Notes
↑1 | De la même façon, il n’a servi à rien de rappeler aux électeurs d’extrême-gauche que Jean-Luc Mélenchon a des positions odieuses sur l’Ukraine aujourd’hui, mais avant sur le Venezuela, la Chine ou la Syrie. |
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↑2 | Occasion de rappeler comment Serge Klarsfeld a offert un brevet d’honorabilité au Rassemblement national ou le rôle lamentable d’Eric Zemmour dans la diffusion d’idées purulentes. |
↑3 | Télos, Gérard Grumberg, Une tripolarisation en trompe-l’œil, 23 février 2024. |
↑4 | Du moins à Paris et dans les grands journaux de gauche. Les élus locaux savent ce qu’il en est. |