Léon Tolstoï est connu pour sa production romanesque et, en particulier, pour ses très longs romans que sont Guerre et paix et Anna Karénine. Mais que sait-on de sa production pédagogique, alors qu’il avait ouvert une école sur sa propriété dans le but d’alphabétiser les enfants des paysans et qu’il avait écrit, pour ce faire, plusieurs ouvrages ? Les éditions Allia publient aujourd’hui, comme on l’a fait pour Ésope ou La Fontaine, l’intégralité des Fables de Tolstoï, c’est-à-dire toutes celles (89 au total) que contiennent les quatre Livres russes de lecture et dans l’ordre suivant lequel elles y apparaissent. Nous avons demandé à Jean-Pierre Pisetta qui vient d’en assurer la traduction du russe, traduction qu’il a agrémentée de dessins de son cru, de nous les présenter1.
Tolstoï commence par publier, en 1872, un premier Abécédaire qui contenait, entre autres matériels pédagogiques, un alphabet, des exercices de lecture, des devinettes basées sur la prononciation des lettres, toutes sortes de récits – fables, contes, histoires vraies –, une méthode de calcul au moyen du boulier-compteur et des informations destinées aux enseignants. Peu avant de faire imprimer cet ouvrage, il écrit à l’une de ses parentes, Alexandrine Tolstoï : « Mes rêves les plus chers concernant cet Abécédaire sont les suivants : qu’il serve à lui seul de fondement à l’éducation de deux générations d’enfants russes, de tous les enfants russes, depuis ceux de la famille impériale jusqu’à ceux des paysans, qu’ils en tirent leurs premières impressions poétiques et que, après l’avoir terminé, je puisse mourir en paix. » En mai, il récrit à Alexandrine et revient sur le sujet : « Tout doit [y] être beau, bref, simple et, surtout, clair. Comme l’a dit un Français : “La clarté est la politesse de ceux qui veulent enseigner, s’adressant au public.”2 Hélas, mon travail m’attirera des réprimandes, et vous serez la première à me gronder. Dans votre monde [celui de la Cour], vous trouverez sûrement ma langue vulgaire3. Et je ne peux faire fi de l’opinion de votre monde, parce que j’écris pour tous. »
Peu après la publication du livre, l’épouse de Tolstoï note dans son journal : « Son Abécédaire est un fiasco total qui l’affecte beaucoup et qui l’a troublé et fâché d’emblée. (…) Hier il a dit : “Si mon roman [Guerre et paix] avait été aussi mal reçu, j’en aurais pris mon parti et en aurais conclu qu’il n’est pas bon. Or je suis fermement convaincu que mon Abécédaire est particulièrement réussi et qu’on ne l’a pas compris.” »
Sans doute pour essayer, justement, de se faire mieux comprendre, il fait paraître en 1875 une autre version du premier ouvrage, qu’il intitule Nouvel abécédaire. Il la fait suivre aussitôt par quatre Livres russes de lecture, imprimés séparément, dans lesquels il a rassemblé, en en augmentant le nombre, les fables, contes, histoires vraies, descriptions diverses (par exemple Les Esquimaux, Que devient l’eau de la mer) que contenait le premier abécédaire. Ces quatre Livres russes de lecture ne relèvent plus seulement du domaine pédagogique, mais, indéniablement aussi, de la littérature, une littérature succincte, dépouillée, constituée de textes brefs pour la plupart, à l’opposé des romans-fleuves qu’on lui connaissait à l’époque et par lesquels il était devenu mondialement célèbre. Les textes que contiennent ces Livres ne sont pas tous de Tolstoï lui-même, qui les a pris à différentes sources, étrangères ou russes, mais du choix qu’il en a fait, on peut certainement tirer sinon une philosophie, du moins une vision du monde, un enseignement – basé en grande partie sur le bon sens – qu’il souhaitait transmettre aux enfants russes.
En tout cas, Tolstoï y tenait comme à la prunelle de ses yeux et, dans ses vieux jours – tel Picasso qui, âgé, déclarait que, dans sa jeunesse, il voulait peindre comme Raphaël mais, que, devenu vieux, il préférait peindre comme les enfants –, il aurait plutôt renié ses romans que cette production apparemment marginale.
Pour nous en convaincre, laissons la parole au seul traducteur de l’intégralité de ces quatre Livres russes de lecture, Charles Salomon, qui écrivait dans la préface à sa traduction (1928) de ces textes en français :
« On a entendu Tolstoï dire, en parlant de Guerre et paix et d’Anna Karénine : “Ce sont là des ouvrages écrits dans mon ancienne manière, manière que je désapprouve aujourd’hui.” Dans les dernières années de sa vie, j’ai moi-même surpris le dialogue suivant entre lui et l’un de ses fils : “Que lis-tu là ? – La sonate à Kreutzer. – Ah ! cette saleté !…”. Jamais pareil propos ne serait sorti de sa bouche en parlant des Quatre livres de lecture. Et c’était bien un encouragement à les lire, si je ne les connaissais déjà, que de m’en apporter un exemplaire, le 12 juillet 1910, au surlendemain d’une nuit tragique que je n’ai point à raconter ici [menace de suicide de son épouse, rébellion de son fils Léon contre lui]. Encore assez pâle, grave, il me dit qu’il voulait me donner quelque chose de lui, en souvenir de lui : je n’avais qu’à choisir. Je répondis qu’il me serait très précieux que ce souvenir – je savais bien que c’était un souvenir d’adieu [Tolstoï décède quatre mois plus tard] – fût choisi par lui-même. Il sortit et me rapporta au bout de quelques minutes les Quatre livres de lecture. C’est sur ce précieux exemplaire que j’ai fait ma traduction. »
Un grand nombre de ces fables, comme chez La Fontaine, est tiré d’Ésope, avec parfois des remaniements (et Tolstoï les traduisait lui-même du grec), mais plusieurs autres provenances y ont aussi été décelées, et certaines, dont l’origine n’a pu être établie, Tolstoï les a sans doute tirées de la culture populaire de sa région, et peut-être en a-t-il même inventé l’une ou l’autre. Cependant, à l’opposé d’Esope et de La Fontaine, Tolstoï les livre sans « moralité », laissant ainsi le lecteur ou l’auditeur de ces histoires courtes en faire sa propre interprétation, interprétation qui peut parfois être multiple. En effet, quelle leçon tirer de la fable suivante : « Un singe avait les mains pleines de pois et l’un d’eux tomba par terre. En voulant le ramasser, le singe en perdit vingt autres. Il se pencha pour les récupérer et ses deux mains se vidèrent tout à fait. Alors, fou de rage, il éparpilla tous les pois et s’en alla » ? Heureusement, après tout, que Tolstoï ne nous en dise pas plus : cela nous laisse la liberté d’en penser ce que bon nous semble.
Jean-Pierre Pisetta
Jean-Pierre Pisetta, professeur de traduction, est lui-même traducteur du russe ou de l’italien en français et a également publié, outre des traductions, plusieurs livres comme auteur.
Léon Tolstoï, Les fables, Editions Allia, 2024, 9€
Deux des illustrations de Jean-Pierre Pisetta
Notes
↑1 | En Une : Tolstoï à Iasnaïa Poliana in 1908, photographie de Sergeï Prokoudine-Gorsky, pionnier de la photographie couleur. |
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↑2 | En français dans le texte, NDT. |
↑3 | En français dans le texte, NDT. |