Grecs et romains devant l’Etna

Dans le monde gréco-romain comme aujourd’hui, comme partout, on ne peut appréhender le monde que si l’on donne un nom à ce qui le constitue, à chacun de ses différents éléments. Ce qui n’a pas de désignation relève de l’inconnu, et l’indicible est toujours une énigme. Dès lors que le lexique se précise et s’enrichit, devenant de plus en plus spécifique et technique, la science remplace la simple connaissance. La langue du savant n’est pas celle du profane. La question du volcan dans le monde antique, du concept de volcan, l’illustre bien.

Simon Denis (1755-1813), Éruption du Vésuve

Vivre à l’ombre des volcans

Autant que nous puissions le savoir, les populations de la Méditerranée antique n’avaient pas de nom propre pour les volcans, pas plus d’ailleurs qu’elles n’en avaient pour désigner ce que nous appelons « lave ». C’est en référence à l’île de Volcano, qui forme avec Stromboli et quelques autres monts insulaires l’archipel volcanique des Éoliennes – ou Lipari –  au nord de la Sicile, que le nom actuel commence à se répandre à partir du milieu du XIVe siècle. Pour les Anciens, cette île, qu’ils nommaient Hiéra (« île sacrée »), était consacrée au dieu Héphaïstos, dont elle abritait les forges. Nos volcans tirent ainsi leur nom d’une divinité, le Vulcain des latins. Le terme ne devient générique qu’au XVIe siècle, marqué par la découverte du continent sud-américain dont les formidables volcans relancent l’intérêt des érudits pour un phénomène qui avait fasciné avant eux les Anciens, mais qu’ils n’avaient su ou pu nommer.

Coulée de lave sur les flancs du Stromboli

Car s’ils ne leur trouvent pas de nom commun, Grecs et Romains n’en sont pas moins fascinés par ce qu’ils appellent les montagnes de feu (ou montagnes enflammées selon la manière dont on traduit leurs expressions), inspiratrices d’une riche mythologie.

La plus célèbre d’entre elles, l’Etna sicilien, focalise tous les regards. Parce qu’il incarne les forces de la nature, poètes tragiques et épiques ne manquent pas d’y faire mention, au point de faire de ses embrasements un lieu commun de toute œuvre grandiose. Le traité Du Sublime, essai du Ier siècle attribué à un certain Longin dont nous ne connaissons guère l’identité, mentionne ainsi les spectacles de la nature dignes de notre plus grande admiration, les grands fleuves, tels le Nil, le Danube ou le Rhin, l’Océan, plus impressionnant que ces derniers, les feux du ciel, et les cratères de l’Etna (XXXV, 4). À la fin du VIe siècle, l’évêque Grégoire de Tours compose un opuscule astronomique destiné à enseigner les moyens de connaître l’heure la nuit afin de maintenir la régularité des prières et des devoirs monastiques : passant en revue dans les premiers chapitres les sept merveilles du monde, constructions du génie humain, qu’il met en regard des merveilles de la nature illustrant la puissance de Dieu, il renvoie à son tour à l’illustre volcan.

Les éruptions répétées du mont de Sicile invitent à la contemplation, tout comme les étoiles et les planètes. Pourtant si l’astronomie est sans conteste une science des plus anciennes, car les hommes ont très tôt su comprendre la régularité du mouvement des étoiles, les sciences de la Terre et la géologie apparaissent tardivement. C’est que les entrailles de notre planète sont une boîte noire dont le déchiffrement échappe à l’observation directe.

chaud/froid et sec/humide chez Aristote

À partir d’Aristote (384-322 av. J.-C.), le premier à organiser le système des météores1 dans le cadre d’une cosmologie globale, on considère que l’ensemble des phénomènes de la partie sublunaire du monde, celle que nous habitons, peuvent être expliqués par les interactions entre qualités primordiales que sont les couples chaud/froid et sec/humide. Ce monde a la Terre pour centre ; tout ce qui est compris entre ce centre et la première sphère astrale – celle de la Lune – est régi par les propriétés des quatre éléments (terre, eau, air, feu), auxquels ces qualités primordiales sont associées. Aux astres la régularité autorisant la prédiction, aux météores l’imprévisibilité explicable par une physique qui est celle des tendances plus que celle des lois. Les phénomènes volcaniques entrent dans cette catégorie des météores.

Des théories qui permettaient aux Anciens de rendre compte de ces sublimes embrasements, nous ne conservons que quelques passages allusifs d’Aristote, auteur des  Météorologiques, de Lucrèce (98-55 av. J.-C.), chantre épicurien de La nature des choses, et de Sénèque (4 av. J.-C.-65 ap. J.-C.), philosophe stoïcien des Questions sur la nature, plutôt décevants au regard de ce que l’on s’attendrait à trouver dans cette première littérature météorologique. Mais nous conservons surtout un poème latin de quelques six cent vers, consacré à l’Etna, sauvé de l’oubli qui mène à la disparition pure et simple par son attribution erronée au grand Virgile. Son auteur, dont on peut poser qu’il écrivit au Ier siècle avant l’éruption fatale du Vésuve, décrit et explique avec une précision rare ce qui rend possible de tels phénomènes en certains lieux. L’Etna est ici le paradigme de tout volcan. S’il ne fut peut-être pas le premier, ce texte est pour nous l’unique traité de volcanologie rescapé des aléas de la transmission des textes antiques.

La destruction de villes renommées comme Herculanum et Pompéi à l’automne 79 ap. J.-C., année qui vit le réveil brutal du Vésuve, frappa les esprits des contemporains et des générations qui suivirent, au point que l’empereur stoïcien Marc Aurèle (121-180) s’en fait l’écho dans ses Pensées. Cet épisode dramatique qui continue à inspirer notre imaginaire ne modifia en rien l’approche des philosophes et des savants.

Il n’en reste pas moins que l’évitement de la question volcanique par les grands représentants de notre première physique du globe suscite l’étonnement. La physique aristotélicienne, qui ordonna notre conception du cosmos jusqu’à l’époque moderne, est peut-être coupable d’avoir borné le regard en invisibilisant les feux de la Terre. Il faudra ainsi attendre 1751 et le rapport présenté par Jean-Etienne Guettard devant l’Académie des Sciences pour comprendre que les montagnes d’Auvergne étaient en fait des volcans éteints. Jusque-là, il n’y avait pas volcan sans feu.

Frédéric Le Blay

Ancien élève de l’Ecole normale supérieure de Paris, Frédéric Le Blay est Professeur à Nantes Université, attaché au Centre François Viète d’Epistémologie et Histoire des sciences et des techniques. Philosophe des sciences, ses travaux portent principalement sur la constitution des premiers savoirs environnementaux (cosmologies, météorologie, vivant, médecine) dans le monde occidental.

A lire : La fascination du volcan. Les mythes et la science, Frédéric Le Blay, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 2023

Notes

Notes
1Soit tous les phénomènes observables dans la partie sublunaire du monde, et donc aussi les phénomènes atmosphériques, marées, crues des fleuves, séismes, etc.
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