Le système des partis contre la société ?

À certains moments, le système des partis, c’est-à-dire cette réalité composée de partis politiques et de leurs militants, avec leur histoire, leurs projets, leurs interactions récentes ou anciennes, entre en collision avec ce qui monte de la société en termes d’opinions et de suffrages. Les partis ne veulent pas ce que souhaitent des fractions de plus en plus importantes de l’opinion publique et de l’électorat, voire même les syndicats1. C’est rarement exprimé de façon formelle évidemment, mais les comportements des responsables politiques ne laissent aucun doute. La situation actuelle en donne une bonne illustration.

Faire barrage

Parfois, de façon heureuse dirons-nous, le système des partis peut faire obstacle aux mouvements qui viennent de la société. Ainsi quand les partis républicains appellent à faire barrage à l’extrême-droite, comme cela vient de se produire. Mais il peut aussi faire obstacle aux solutions nouvelles qu’une partie importante de l’électorat réclame par son vote ou au travers des sondages, par toutes les tribunes et par les discussions sur les réseaux sociaux… tout ce qui rend manifeste que les esprits ont évolué contre les habitudes de pensée et de comportement des partis en place.

C’est ce qui parait se produire en ce moment. L’Assemblée nationale étant divisée en trois blocs incapables d’obtenir individuellement une majorité parlementaire, chaque formation s’emploie à défendre l’idée qu’elle pourrait néanmoins diriger le pays sans coalition, par un gouvernement minoritaire en sièges, et mettre en application le programme présenté aux électeurs – gouvernement que d’autres formations s’engageraient à ne pas renverser par voie de motion de censure ; on se demande bien pourquoi. Ce n’est pas l’enseignement qu’on peut tirer des deux dernières élections, au contraire ! Le vote d’adhésion a moins compté que le rejet. Aucun programme ne peut se croire validé par une faction majoritaire de l’électorat, pas plus celui d’Emmanuel Macron en 2022 que celui du Nouveau Front Populaire aujourd’hui. Les partis se gardent bien d’en tirer les conséquences.

Le NFP prétend cependant gouverner seul ; il veut que le Premier ministre vienne de ses rangs, alors qu’il n’est pas le premier parti de l’Assemblée2, n’a pas réuni le plus grand nombre de suffrages aux législatives et n’aura pas l’appui du bloc du centre ou des élus de droite – bref, sans majorité. Les Mélenchonistes poussent cette logique jusqu’à l’absurde quand ils revendiquent le leadership de toute la gauche au nom de leur 73 députés et celui de la gauche sur toute l’Assemblée, en vue d’appliquer le programme intégral du NFP. Aurélie Filippetti, l’ancienne ministre socialiste, en fait la théorie sans crainte du ridicule : « Cette nouvelle forme de cohabitation sans majorité absolue à l’Assemblée serait une belle occasion pour notre nation ». Cette formule de gouvernement minoritaire de gauche n’a aucun sens ; elle durerait le temps qu’il faut pour déposer une motion de censure. De façon symétrique, le bloc centriste, qu’on n’ose plus appeler macroniste, et les élus du parti Les Républicains imaginent un gouvernement minoritaire sous direction d’un Premier ministre de droite, espérant peut-être débaucher quelques élus dans les fractions modérées du Parti Socialiste. Là encore, ce gouvernement minoritaire de la droite et du centre n’aurait aucun sens.

On peut du reste imaginer que dans l’opinion, un gouvernement minoritaire issu du barrage opposé à l’extrême droite créerait de la rancœur, et pas seulement dans l’opinion d’extrême-droite.

Le refus du principe de coalition

Ces stratégies expriment seulement le refus presque philosophique du principe de coalition, qu’il faudrait pourtant nommer « principe de réalité » au regard du trop faible nombre de députés qu’a réuni chaque formation en ce mois de juillet.  Espérons qu’il s’agit d’une phase de deuil et de déni, à gauche comme à droite, après laquelle les esprits en viendront à des considération plus réalistes, et à ce constat : un gouvernement minoritaire à l’Assemblée, même avec les artifices du parlementarisme rationalisé, n’a aucun sens politique aujourd’hui.

Dans une formule dégradée mais qui pourrait se réaliser, le « gouvernement sans majorité du tout », le Président de la République nommerait un gouvernement de purs techniciens, pris parmi les personnalités reconnues, consensuelles. On ne voit pas alors comment la moindre réforme sérieuse pourrait être entreprise, la moindre politique construite menée, et c’est ainsi qu’on paverait la voie au Rassemblement national pour 2027. Au lieu de la Défense républicaine comme pouvait l’envisager Waldeck-Rousseau en 1900, on aurait un gouvernement dépourvu de substance. N’est-ce pas l’objectif d’Emmanuel Macron ? C’est dans cette configuration qu’il peut encore exister avec quelque autonomie, préservé d’un vrai Premier ministre investi par une coalition parlementaire cohérente, à défaut d’être conçue pour la longue durée. Espérons que non, et d’ailleurs sa Lettre aux français du 10 juillet n’est pas en ce sens.

C’est cependant déjà l’objectif de responsables politiques trop avisés pour croire aux gouvernements minoritaires, mais qui refusent par culture politique le principe d’un gouvernement de coalition. Eux espèrent que ce gouvernement de techniciens suffira, le temps que les deux blocs historiques se remettent en ordre de marche et récupèrent les électeurs passés au RN ou aux partis d’Emmanuel Macron (Renaissance, Horizons, Modem..). Il sera alors temps de revenir aux alliances électorales du passé, au sein de chaque bloc.

Sortir de l’impasse

Les spécialistes le notent souvent : c’est une particularité des forces politiques française que de refuser les coalitions droite-gauche, même entre modérés. Dans les autres démocraties parlementaires, dans un rapport de force qui reflète le résultat des élections, les partis opposés parviennent à des accords de coalition au nom de l’unité nationale, de l’intérêt général, et par pragmatisme.

Milite en France contre le principe de coalition, dans le peuple de gauche, le souvenir de l’Union de la gauche et de la Majorité plurielle ; cette configuration politique relève du sentimentalisme plus que de la raison. Parmi les élus de gauche, elles correspond souvent à des intérêts bien compris. À droite, les partis associés à la défense des intérêts patrimoniaux des classes supérieures refusent tout accord avec une gauche qui pourrait augmenter la pression fiscale. A chacun ses fixations idéologiques.

Pour sortir de l’impasse actuelle, il faudrait les dépasser. Cela exigerait probablement que de nouvelles voix, dégagées d’un système de partis sclérosé, rappellent que les antagonismes historiques méritent d’être à tout le moins suspendus. Avec la pression qu’exercera l’extrême-droite jusqu’aux prochaines présidentielles, moins dans la rue que par tous ses relais médiatiques, cet effort parait indispensable. Le pari n’est pas gagné malheureusement.

Serge Soudray et Stéphan Alamowitch

Notes

Notes
1Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT : « La société civile est décidée à prendre toute sa part pour refonder la démocratie politique, sociale et économique », Le Monde du 10 juillet 2024.
2Le NFP est une alliance électorale.
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