Claude Cahun, la franc-tireuse

Nous devons au romancier Benjamin Hoffmann de nous avoir signalé la parution d’un très intéressant roman au sujet de Claude Cahun, photographe surréaliste qui est à la fois célèbre et méconnue. Emmanuelle Hutin raconte dans son deuxième roman, Les Francs-tireuses, les mois et années passés par Claude Cahun et sa compagne à Jersey, sous l’occupation allemande, et fait revivre des personnages et un couple qui méritent d’être redécouverts, surtout en ce moment où le surréalisme connaît une vogue nouvelle, comme en témoigne la grande exposition qui vient de commencer à Beaubourg1.

Contreligne – Claude Cahun est une photographe célèbre, mais ses photographies sont finalement peu montrées. Son œuvre est infiniment moins connue que celles de Man Ray, de Raoul Ubac ou de Hans Bellmer, autres photographes associés au surréalisme. Comment en êtes-vous arrivée à elle ? Par son ancrage dans le surréalisme, puisqu’elle a été proche d’André Breton, par son œuvre photographique ?

Emmanuelle Hutin

Emmanuelle Hutin – Claude Cahun est très connue aux Etats-Unis et en Angleterre, grâce notamment au développement des théories sur le genre. Mais c’est vrai qu’au cours de mes recherches sur les artistes femmes surréalistes et alors très sensibilisée à la photographie, notamment à travers les cours d’Histoire des Arts Visuels au Jeu de Paume, je ne l’avais jamais croisée. C’est grâce à une visite guidée dans les collections permanentes du Centre Pompidou que j’ai découvert un de ses autoportraits (celui qui fait la couverture des Francs-tireuses). Le travail de Claude Cahun n’a été découvert que dans les années 90 par François Leperlier. Jusque-là, ses archives dormaient dans un grenier, sur l’ile de Jersey. Elle est donc absente de nombreux livres sur l’histoire du surréalisme qui a été largement étudié dès les années 50. Beaucoup de ses photographies ont été détruites pendant la guerre, et il y a très peu de tirages.

Votre roman Les francs-tireuses se déroule sur l’île de Jersey où elle vit avec sa compagne, Suzanne Malherbe. Qui est-elle à cette époque et pourquoi se trouve-t-elle dès avant-guerre sur cette île, isolée de la France comme de l’Angleterre ? Elle ne paraît plus vraiment proche ni du milieu surréaliste ni des milieux de la photographie de cette période. Est-ce un exil artistique qui devient par la force des choses un exil politique ?

Jusqu’en 1938, Claude Cahun et Suzanne Malherbe sont très actives au sein du surréalisme et participe à son action politique antifasciste. Elles font partie des quelques intellectuels français ne croyant pas aux accords de Munich de 1938 censés éviter la guerre. La vague fasciste est imminente. Or elles représentent tout ce que les nazis détestent : Claude est d’origine juive, elles sont homosexuelles, représentantes de l’art dégénéré, antifascistes et de sympathie communiste ! Alors elles décident de s’installer à Jersey où elles passaient déjà leurs vacances. C’est un exil politique avant tout, d’où elles maintiendront un contact épistolaire avec leurs amis parisiens tant que Jersey ne sera pas occupée. José Corti, leur éditeur (et éditeur-libraire des surréalistes), continuera également de leur envoyer les dernières publications surréalistes.

Vous la montrez très tôt convaincue de résister dans la mesure de ses moyens, par une contre-propagande destinée aux soldats allemands. Que fait-elle ? Cette manière de résister paraît empreinte de l’activisme surréaliste des années 20, mais cette fois avec un très haut niveau de danger.

Claude Cahun fait ce qu’elle a toujours voulu, selon la vision qu’elle partageait avec les surréalistes : se battre pour l’émancipation de l’homme, pour le libérer de l’asservissement patriotique et capitaliste, avec la poésie comme puissance émancipatrice. Son envie de réagir à l’occupation allemande est donc immédiate, c’est le prolongement naturel de son engagement à Paris. Avec Suzanne, elles vont faire croire qu’une voix insurrectionnelle s’élève depuis les rangs même de l’armée allemande. Une voix d’abord minant le moral des soldats, puis qui veut les inciter à la désertion, et enfin à l’insurrection. Par la poésie et l’humour noir de leurs tracts, photomontages et autres procédés artistiques, elles vont saisir les Allemands dans leur individualité pour éveiller en chacun une envie de liberté et une conscience fraternelle. Cette manière de résister est totalement inédite dans l’histoire de la Résistance.

Une scène du roman la montre face à des enquêteurs de la police politique allemande, dans une confrontation qui a dû être éprouvante. Que se passe-t-il en ce mois de juillet 1944 dans cette prison de Jersey ?

Claude Cahun et Suzanne Malherbe sont arrêtées sur dénonciation, et la perquisition chez elles révèle toutes les preuves qu’elles revendiquent haut et fort. Et pourtant, lors de leur arrestation en juillet 44 comme lors des interrogatoires qui suivent, il y a un déni de la part des Allemands de reconnaître en ces deux femmes, deux bourgeoises excentriques, les autrices et responsables du virus insurrectionnel qui s’est largement répandu dans l’armée allemande. Elles auront beau avouer et tout expliquer, ils continueront pendant des mois à chercher l’homme, puisque cela ne pouvait être qu’un homme, le cerveau derrière cette opération d’envergure… J’ai été fascinée de réaliser que pendant quatre ans, elles ont pris tous les risques et mobilisé toute leur énergie sans rien savoir de l’impact de leurs actions. Alors que l’engagement peut être si éprouvant et désespérant, elles montrent que peu importe les résultats, ce qui compte c’est d’agir, d’agir en accord avec sa propre morale et selon ses moyens.

Comment avez-vous pu reconstituer les faits, alors que la plupart des ouvrages sur Claude Cahun paraissent erronés ou hésitants sur sa biographie (Telle sa notice dans Explosante Fixe, p. 205, qui la fait mourir en déportation) ?2

Mes sources principales ont été la biographie écrite par François Leperlier ainsi que les Écrits de Claude Cahun qu’il a rassemblés dans une édition unique. Dans ce recueil, Claude raconte les années de guerre à travers des fragments de textes et lettres. Je me suis également rendue au centre de recherches de Jersey qui consigne une grande partie des archives de Claude Cahun et Suzanne Malherbe, et des enquêtes/articles réalisés après la guerre. Parmi ses archives, des tracts, certains écrits par la main de Claude Cahun !

Quelle est la place de Claude Cahun dans la photographie aujourd’hui, alors que le surréalisme a été oublié au profit de la photographie humaniste des années 50 ou bien plus tard au profit de tendances inspirées par les grands noms de la photographie américaine ?

Au-delà de son statut d’icône queer, Claude Cahun est aujourd’hui reconnue comme une pionnière de l’autoreprésentation et de la mise en scène d’objets. Son travail influence de nombreuses artistes contemporaines. Par exemple l’artiste britannique Gillian Wearing ou les artistes françaises Hélène Delprat ou Agnès Geoffray.  Par ailleurs, il me semble que le surréalisme bénéfice d’un retour en force, en photographie comme en peinture depuis quelques années. Son rapport à la nature, à la liberté, au collectif et son opposition à toutes les formes de soumission résonnent fortement avec l’époque actuelle.

Propos recueillis par St. Alamowitch et P. Wideltsky

Les Francs-tireuses, roman d’Emmanuelle Hutin, éditions Anne Carrière, septembre 2024

Archives de Jersey

Photographie d’Emmannuelle Hutin : Anne-Charlotte Moulard.

Notes

Notes
1Centre Pompidou, Surréalisme, du 4 septembre 2024 au 13 janvier 2025. Voir aussi l’actualité mondiale des expositions sur le surréalisme que donne la revue Surrealismus : ici
2Explosante-fixe : Photographie et surréalisme, édition Hazan, 2002.
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