François Jost, “L’opinion qui ne dit pas son nom – Du pluralisme des médias en démocratie”

Le tour inattendu qu’a pris la politique française avec la dissolution de juin dernier a porté un coup à une partie de la production éditoriale, celle consacrée à l’état des forces politiques, des médias et de l’opinion, désormais caduque. Tel n’est pas encore le cas pour le “Tract” très intéressant de François Jost, professeur de sciences de l’information et de la communication à la Sorbonne, intitulé L’opinion qui ne dit pas son nom – Du pluralisme des médias en démocratie. Les Tracts sont de petits opuscules prestement écrits, incisifs sur des sujets d’actualité. Celui-ci mérite lecture, car il rappelle dans une forme ramassée, certaines vérités importantes sur l’état des médias français, et précisément que nous avons un problème de pluralisme.

Comme l’écrit l’auteur, les voies d’accès à l’espace public se sont multipliées depuis 20 ans sans que cela s’accompagne d’une multiplicité de points de vue. Il faut, dit-il, distinguer la « pluralité » des médias et le « pluralisme » qui est, selon une définition classique, un système reconnaissant l’existence de plusieurs modes de pensée et de comportement. La fin du monopole de l’information, notamment avec la loi Léotard du 30 septembre 1986, a bien débouché sur une pluralité de médias, mais sans assurer un haut niveau de pluralisme dans l’audiovisuel. Ainsi pour la radio : les radios associatives ou locales ont fini par disparaître, et de grandes radios commerciales contrôlent aujourd’hui l’espace radiophonique avec plus de 80% de parts de marché. La concentration a fait son œuvre, note François Jost.

Cette promesse de liberté supplémentaire attribuée à la pluralité technique a été renouvelée quand la télévision numérique terrestre (TNT) a été possible. Elle devait remodeler le paysage audiovisuel et permettre l’introduction de nouvelles chaînes, de nouveaux programmes, de nouveaux acteurs…, avec une concurrence et une émulation qui devaient assurer la créativité. 20 ans après, le constat est le même que pour la radio : la multiplication des chaînes n’a pas empêché ni la concentration autour de certaines d’entre elles ni une grande homogénéité dans les projets et les programmes – et en fait, un certain appauvrissement.

Faut-il en conclure avec l’auteur que la pluralité technique est plus un problème qu’une solution ? On peut ne pas le suivre. Les plateformes comme Netflix ont apporté au paysage audiovisuel français une diversité que les grandes chaînes n’assuraient pas. Pour une fois, la pluralité et la concurrence ont débouché sur une émulation et une diversité dont auteurs et spectateurs peuvent se féliciter.

Un pluralisme conçu différemment selon le média

François Jost met bien en évidence les modulations qui affecte, dans la réglementation actuelle, la notion de pluralisme selon le média où il s’agit de l’appliquer : en bref, le pluralisme doit être respecté au sein de chaque média télévisuel, mais pour les journaux comme pour les radios du secteur privé, le pluralisme est un principe d’organisation du secteur, et non une règle de comportement appliquée au média individuel. Raison pour laquelle il ne peut pas y avoir de chaîne de télévision « d’opinion », même privée (et c’est tout le problème des chaînes du groupe Bolloré), alors qu’on ne critiquera pas, en droit, un journal de manifester ouvertement une préférence politique1.

Il reste que pour les chaînes de télévision qui ont chacune à respecter un pluralisme interne, il est très difficile au régulateur de déterminer les indicateurs de préférence politique et de les surveiller dans la durée. L’ARCOM a une approche essentiellement quantitative fondée sur la nature de l’orateur et son temps de parole, et non une approche qualitative. Comment pourrait-il en être autrement ? Au-delà des difficultés d’application auxquelles est d’ores et déjà confronté le régulateur et qui l’exposent à la critique, les chaînes de télévision, et spécialement celles du groupe Bolloré, sont malignes et même rusées dans leur gestion du « pluralisme ». La technique annoncée récemment du faisceau d’indices pour mesurer le pluralisme des courants de pensée risque d’être tout aussi difficile à manier.

Si François Jost déplore que la pluralité n’ait pas débouché sur le pluralisme, il ne mentionne pas suffisamment un fait capital : c’est par la diversité des modèles économiques et celle du recrutement que l’on peut parvenir au pluralisme. Si tous les médias dépendent des mêmes sources de financement et sont dirigés et animés par les mêmes catégorie de personnes, il y a peu de chances que le pluralisme en soit le résultat. À cet égard, au-delà de la diversité des modèles économiques qui  pourraient être envisagés pour le secteur privé, la préservation d’un secteur public fort, bien financé est essentielle, en elle-même et pour l’émulation qui en vient pour le secteur audiovisuel en entier2.

L’ensemble de ces questions devrait donc être repris à nouveaux frais.

La télévision n’est d’abord plus ce média si particulier auquel il faut un régime spécial de pluralisme, comme il fut décidé en septembre 1986. Le pluralisme interne au sein de chaque chaîne de télévision est probablement impossible à atteindre, et l’exemple des chaînes du groupe Bolloré conduit au scepticisme. La notion est dépassée, au moins pour le secteur privé, car bien facile à contourner. Un même raisonnement pourrait être tenu pour les radios du groupe Radio France, pas sans reproche sur ce terrain. Pour autant, aucun média ne devrait pouvoir s’abstraire des règles d’honnêteté, d’objectivité et d’impartialité, mentionnées dans la loi de 1986.

Le pluralisme est aujourd’hui aussi à protéger globalement face à la concentration des médias, particulièrement celle qui s’opère à l’initiative du groupe Bolloré. Or les règles actuelle en matière de concentration sont obscures et inopérantes.

Enfin, on ne règlera rien en ajoutant dans la loi du 30 septembre 1986 de nouvelles règles, de nouveaux objectifs qui s’imposeraient aux médias audiovisuels. Il en existe déjà beaucoup, presque trop, et leur efficacité n’est pas ce qui frappe le plus, ces dernières années.

Réformer ? Mais comment ?

S’il doit y avoir une nouvelle loi sur l’audiovisuel, il serait évidemment judicieux de réfléchir au renforcement des prérogatives du régulateur, d’autant que ces dernières années, le CSA devenu l’ARCOM s’est longtemps retranché derrière les lacunes des textes pour ne pas prendre de positions plus incisives3. L’auteur le souhaite.

Le renforcement des prérogatives voulu ne serait rien s’il n’est accompagné d’une nouvelle approche de la fonction du régulateur, au-delà de la définition juridique de ses missions. Il serait bon d’en finir avec la nomination de fonctionnaires modelés par l’éthique de la Fonction Publique et de désigner de véritables responsables politiques, capables d’imaginer qu’ils ont une responsabilité envers l’ensemble du pays sur les questions de qualité de l’audiovisuel, et qu’ils ont une légitimité qui va au-delà de celle d’un juge. Les règles de nomination au sein de l’ARCOM sont satisfaisantes aujourd’hui, mais on peut ne pas être convaincu par la façon dont ces quinze dernières années les mission de régulation ont été assumées4.

Par ailleurs, ajouterons-nous, contrairement à la réglementation française, centrée de façon excessive sur ce qui intéresse le système politique et les élections, les missions du régulateur devraient être d’abord d’éviter la dégradation populiste des programmes audiovisuels dans leur diversité et leur éloignement de ce que, selon la bonne vieille expression de George Orwell, on nomme la « décence ordinaire » – notion qui fait l’objet d’élaboration philosophique très intéressante et qui désigne un principe de régulation morale des élites (sans rapport avec la pruderie victorienne). Le sensationnalisme est un facteur de dégradation morale de l’opinion publique qui doit être sanctionné en tous domaines.

À cette fin, il n’est pas nécessaire d’ajouter à la liste des principes et des objectifs que comporte déjà la loi de septembre 1986. Il suffirait de donner aux médias une «obligation de décence» et de demander au régulateur de veiller à son respect. Cette notion de décence est étrangère au droit positif des médias et peut sembler arbitraire5. Elle appelle certainement réflexion complémentaire pour passer de la philosophie au droit. Mais en l’état, une application raisonnée de cette obligation de décence, limitée aux abus manifestes, proportionnée, et sous le contrôle du Conseil d’Etat serait certainement plus intelligente que la multiplication de valeurs assignées aux médias audiovisuels sans conséquences pratiques.

Si l’on considère qu’il s’agirait, par le droit, d’exercer une forme sociale de censure notabiliaire, soit ! Mais ceci vaut mieux que de laisser des spectateurs dénués de capacités du recul aux mains d’animateurs bouffons et réactionnaires. Ce serait une forme de la Défense républicaine.

François Jost en reste cependant à une position minimaliste, souhaitant seulement que le régulateur soit plus sévère et assume sa mission sans trembler. Admettons que ce n’est pas avec un Tract de 60 pages que ces questions pouvaient être posées dans toute leur complexité.

Stéphan Alamowitch

Tracts (N°57) – François Jost, L’Opinion qui ne dit pas son nom. Du pluralisme des médias en démocratie, Editions Gallimard, €3,49

Voir aussi le post-scriptum de François Jost du 26 juillet 2024 sur le site des éditions Gallimard.

Notes

Notes
1La règle est un peu plus compliquée pour les radios.
2On ne voit pas que cette préoccupation ait inspiré les auteurs de la très imbécile proposition de loi sur la réforme de l’audiovisuel public, qui prévoyait la fusion des médias de service public.
3Officiellement parce que dans un souci de libéralisme, il ne s’agissait pas de faire de la “police administrative”, et officieusement parce que… nous laisserons le lecteur imaginer ce qui a pu justifier la longue paresse du régulateur, aussi étonnante que la complaisance d’Emmanuel Macron pour le groupe Bolloré jusqu’à ces derniers mois. Les choses semblent avoir évolué.
4La nomination de membres à pedigree politique éviterait aussi que le régulateur fonctionne, contrairement aux textes, comme une administration dotée d’un directeur, parlant d’une seule voix, dans laquelle la collégialité de principe s’efface aussitôt que les questions sont importantes.
5Terrain sur lequel la notion de dignité a parfois été discutée. La dignité de la personne, contrairement à cette décence, apparait dans la loi de septembre 1986 et dans la jurisprudence de l’ARCOM. Les deux notions se complèteraient bien.
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