Que signifie, pour un auteur, « tomber dans l’oubli » ? Être moins lu qu’avant, ne plus être lu du tout ou seulement par quelques « connaisseurs », être dépassé par la modernité qui l’a suivi ? Il faudrait proposer une interprétation plus rationnelle et quantifiable : un auteur est tombé dans l’oubli lorsque plus aucun éditeur ne le publie et, par conséquent, lorsque les libraires ne peuvent plus ni vendre ni commander ses livres.
Libero Bigiaretti est, en Italie – son pays –, un auteur tombé dans l’oubli : plus aucun de ses livres ne figure dans les catalogues des librairies. Pourtant, Dieu sait s’il a écrit et publié de son vivant : le nombre de ses ouvrages – recueils de poésie, de nouvelles, romans, essais, traductions – s’élève à plusieurs dizaines de volumes.
Oublié en Italie
Né en 1905 dans une petite ville des Marches, Matelica, il émigre à Rome à l’âge de six ans, où son père, chef-maçon, a trouvé du travail. Il y grandit, fait des études artistiques, exerce plusieurs emplois manuels puis de bureau, renonce à devenir peintre, préférant écrire dans des journaux, d’abord épisodiquement, puis comme journaliste à temps plein.
Son premier livre, un recueil de poèmes, Ore e stagioni (Heures et saisons), paraît en 1936 ; son premier roman, Esterina (nom de l’héroïne), en 1942. De 1952 à 1963, il exerce la fonction de responsable de la communication chez l’industriel éclairé Adriano Olivetti, pour qui il écrit, bien sûr, mais il organise aussi des événements culturels au sein de l’entreprise. Ensuite, jusqu’à sa mort survenue en 1993, il se consacre essentiellement à l’écriture, à la traduction (notamment de Flaubert et de Jules Verne) et, accessoirement, au dessin. Quelques années avant sa disparition, dans un livre d’entretiens avec l’écrivain Gilberto Severini (Con i tempi che corrono, Par les temps qui courent, 1989), il disait : « Je continue à vivre et à ne pas être lassé de la vie, car j’espère toujours revivre les plus beaux jours de mon passé et écrire encore quelque chose, fût-ce une petite chose, qui éviterait à mon nom de tomber dans la fosse commune des auteurs oubliés. »
Hélas ! la postérité n’a rapidement plus voulu de lui. La bibliothèque de Matelica porte toutefois son nom, ainsi que le jardin public de la ville ; un professeur de l’université de Macerata, Carla Carotenuto, en parle et le fait lire à ses étudiants, écrit des livres à son sujet ; mais, dans les librairies italiennes, il est, de nos jours, « inconnu au bataillon ».
En France, Denoël avait publié en 1972 La contre-image (La controfigura), roman dans lequel, comme souvent dans son œuvre narrative, Bigiaretti dénonce l’ambiguïté, le mensonge, l’hypocrisie qui sous-tendent les rapports amoureux. Cette traduction est épuisée depuis belle lurette.
En 2020, lorsque je découvre son récit Gli occhiali (Les lunettes, alors inédit en français) dans un vieux recueil de nouvelles italiennes datant de 1974, je n’ai jamais entendu parler de lui. Je propose à une de mes étudiantes en traduction littéraire (Institut supérieur de traducteurs et interprètes, Bruxelles) de le traduire et Jean-Baptiste Para, directeur de la revue Europe, accepte de le publier. Il me demande, pour ce faire, une brève présentation de l’auteur qu’il placera après la traduction.
Brève ou longue, comment présenter un auteur qu’on ne connaît pas du tout, dont on n’a lu qu’un texte de trois pages et demie ? Les librairies italiennes ne pouvant pas me venir en aide, je me tourne vers la Toile où je trouve malgré tout plusieurs de ses livres, nouvelles et romans, que je lis et apprécie grandement. Comment un tel auteur, aussi fin observateur des rapports humains – et en particulier du couple –, peut-il avoir été mis aussi vite au rancart (il est mort il y a moins de trente ans) ?
Détour par le français
Pendant l’épidémie de Covid, je lis un de ses longs récits traitant d’une mystérieuse épidémie, publié en 1958 mais d’une impressionnante actualité. Je le traduis aussitôt et l’envoie à neuf éditeurs. Allia me répond en premier et le publie – La maladie – en 2021. Quelques mois après l’acceptation du manuscrit par Allia, l’éditrice Anne Bourguignon m’écrit une lettre qui montre bien l’intérêt que peut susciter cet auteur : « J’ai tenté de vous joindre pour vous dire combien j’avais apprécié votre traduction. Nous avons malheureusement réduit considérablement les traductions chez Arléa mais vous avez fait vaciller cette résolution !! »
Heureusement, tout le monde n’est pas du même avis, car il serait pour le moins douteux qu’un auteur fasse l’unanimité. C’est pourquoi la réponse de Gallimard, plus d’un an après l’envoi du manuscrit, vient à bon escient tempérer mon enthousiasme : « Nous avons examiné avec beaucoup d’attention votre proposition du titre de Libero Bigiaretti, La maladie, que vous avez voulu nous soumettre. Il ne nous semble malheureusement pas possible, en dépit des qualités évidentes de ce texte, d’envisager sa publication en langue française. » Sauf que le « texte » avait déjà paru chez Allia depuis plus de six mois et connu plusieurs recensions élogieuses. Lit-on, chez Gallimard, autre chose que ce qui sort de la maison ?
Au cours de l’été 2023, je traduis un autre de ses longs récits intitulé Uccidi o muori. Je ne l’envoie pas à Allia chez qui j’ai encore deux livres en chantier, mais à un éditeur bordelais que j’ai découvert dans un article du Monde diplomatique et qui pourrait, me semble-t-il, être intéressé par le texte car il aime, disait-il dans l’article, à publier de longues nouvelles qu’il préfère cependant qualifier de « courts romans », le terme « nouvelle » faisant fuir, selon lui, les libraires et les lecteurs français. Trois jours après l’envoi de mon pli à Bordeaux, je reçois un courriel enthousiaste. L’éditeur, qui connaissait La maladie, a lu le nouveau texte d’une traite. Il sort actuellement sous le titre Tuer ou mourir aux éditions, bordelaises donc, de L’arbre vengeur.
Si Bigiaretti est incontestablement tombé dans l’oubli en Italie, il en est indubitablement sorti en France (et dans la francophonie) où deux de ses titres se vendent bel et bien aujourd’hui et où, il faut l’espérer, ils se vendront encore longtemps.
Jean-Pierre Pisetta
Jean-Pierre Pisetta, ancien professeur de traduction de l’italien en français, est lui-même traducteur, et a publié, outre des traductions, plusieurs livres comme auteur.
Libero Bigiaretti, Tuer ou mourir, Bordeaux, L’arbre vengeur, septembre 2024
Voir ici la traduction d’une autre nouvelle inédite en français et « belge » de Bigiaretti, L’ami de Namur, parue dans le recueil L’uomo che mangia il leone (L’homme qui mange le lion), chez l’éditeur Bompiani, en 1969, nouvelle où se déploie le côté humoristique de son écriture.
A lire également de Jean-Pierre Pisetta : Le retour de Francesco Jovine, Contreligne, novembre 2022.