Personne ne dira que la nomination de Michel Barnier est enthousiasmante. Elle permet d’en finir avec une situation intenable, en renvoyant le NFP à son univers parallèle où il est censé avoir gagné les élections, et elle correspond au centre de gravité politique du pays, bien à droite quoi qu’on dise. La gauche aux deux élections de 2024, c’est moins de 30% des électeurs. Ce gouvernement aura droit au soutien contrit de la droite républicaine et à l’attentisme sournois du Rassemblement national, qui l’accepte parce qu’il ne peut rien proposer en l’état de ses forces à l’Assemblée, et en espérant qu’il s’usera à exercer le pouvoir.
Michel Barnier doit conjurer ce risque. Logiquement, venant de la droite, il devrait ouvrir à gauche pour ne pas rester sous la menace d’une censure décidée par le Rassemblement national. Cette ouverture viendra probablement après qu’il aura donné des gages à la droite, peut-être avec des mesures sur l’immigration, et quand la gauche de gouvernement aura fini de s’agiter de façon fébrile. Elle devra reconnaître, parions-le, que Michel Barnier est devenu populaire, incarnant un conservatisme provincial, modéré qui aura certaines vertus thérapeutiques. Le 11e arrondissement sera désespéré, l’Isère et la Mayenne rassurés. Pour un temps au moins, la gauche est condamnée à subir les événements.
Le Rassemblement national a fait retraite pour mieux se préparer. Le Parti socialiste est défait. Comment en est-on arrivé là ?
Un Parti socialiste qui s’est piégé tout seul
Pour préserver son alliance avec LFI, essentielle au maintien de ses positions électorales, le Parti socialiste (l’inénarrable Faure) devait paralyser son aile réformiste, et ce fut prestement fait.
Il lui fallait dissimuler son refus de gouverner mais sans démotiver son électorat, préoccupation partagée avec LFI. Le NFP a opportunément laissé la dernière de ses trois candidates1, Lucie Castet, annoncer qu’elle ne constituerait pas de coalition mais rechercherait des accords texte par texte, annoncer aussi qu’elle attendait des autres partis républicains qu’ils ne déposent pas de motion de censure, et qu’on gouvernerait par décrets. Irréaliste, puéril, mais c’était occuper le terrain médiatique et en apparence jouer la carte de l’ouverture. L’électeur de gauche était content. Le refus des autres partis a mis fin à cette palinodie, à laquelle Lucie Castet a certainement cru elle-même.
Puis il a fallu éliminer les alternatives réformistes.
Exiger de Bernard Cazeneuve le respect impératif de dix points tirés du programme du NFP, dix points comme les Tables de la loi, c’était rendre impossible toute discussion avec les forces du centre et de la droite. Aucun contrat de coalition n’était plus possible, même une coalition dirigée par un socialiste patenté, et même si elle n’était pas destinée à durer au delà de la prochaine dissolution. Cette insistance sur le respect des dix points, c’était la reprise sous une forme plus civile du commandement de Jean-Luc Mélenchon juste après le second tour, quand il exigeait que le programme du NFP soit appliqué intégralement.
Refuser ensuite de s’engager à soutenir et même à ne pas censurer un gouvernement dirigé par Bernard Cazeneuve, c’était lui donner le coup de grâce2.
Paradoxalement, c’est parce que le Parti socialiste n’a pas voulu prendre le risque de regrouper au-delà du NFP qu’il a pu laisser autant de latitude à Emmanuel Macron, libre alors de nommer un Premier ministre guère éloigné de ses positions et qu’il espère manœuvrer. Cela dit, celui qui a su déjouer la fourberie britannique devrait pouvoir déjouer les manigances de Macron et Kholer, les Satanas et Diabolo de l’Elysée, auxquels on ne pardonnera pas cette dissolution irresponsable.
Piètres tacticiens, ces socialistes : ils détestent Emmanuel Macron mais lui laissent les cartes en main. Le président a pu jouer son jeu avec le cynisme des gens qui ont tout perdu.
Le NFP comme antithèse de la Défense républicaine
On mesure combien dès le départ le NFP, c’est-à-dire le regroupement des partis de gauche exclusivement, était le contraire de la Défense républicaine comme l’envisageait Waldeck-Rousseau en 1899, c’est-à-dire la coalition au gouvernement de tous les partis républicains pour repousser les deux extrêmes, l’extrême-droite et les anarchistes. Le NFP a fait en sorte que le Front républicain dans les urnes ne devienne pas une Défense républicaine au gouvernement. Si cette alliance électorale avait disparu sitôt connu le résultat des législatives, la situation aurait pu être différente. Mais avec de bons sergents serre-file, LFI a manœuvré habilement, et la majorité du bureau politique du Parti socialiste est restée dans le rang.
On voit bien l’intérêt de LFI à préserver le NFP : LFI évite d’être rejetée dans la marginalité où ses thèmes de prédilection la conduisent naturellement, de la taxation à tout crin jusqu’au soutien cynique à la cause palestinienne. Pour le Parti socialiste, les explications sont plus complexes.
L’une d’elle est électorale : le NFP permet au Parti socialiste de pas s’aliéner les voix mélenchonistes aux municipales et aux législatives, voix nécessaires pour atteindre le second tour et l’emporter – quitte à espérer le passage à la proportionnelle pour s’en libérer, comme l’ont réclamé Raphaël Glucksmann et François Hollande. Cette stratégie qui vise des gains locaux a un coût global : elle associe le Parti socialiste à un mouvement qui est massivement rejeté par l’électorat et crée un doute sur ce qu’il subsiste de culture de gouvernement dans le parti de François Mitterrand. Les militants peuvent s’illusionner, et rêver de faire voter les jeunes, les banlieues, les campagnes, tous les abstentionnistes (en supposant qu’ils voteront pour les candidats de gauche), mais elle interdit d’obtenir une majorité et condamne à l’opposition.
Il faut reconnaître aussi que le NFP correspond au souhait d’une bonne partie des électeurs socialistes3. L’Union de la gauche reste leur référence, comme un paradis perdu dont il faut retrouver le chemin. Ils ne veulent pas rompre avec les mélenchonistes, même si le populisme dont se flatte LFI éloigne de l’exercice du pouvoir mais aussi des valeurs de la gauche. L’Union de la gauche, c’est la forme socialiste de l’unité de la foi chez les catholiques ; il faut la préserver à tout prix, raison pourquoi cette gauche est hostile à tout idée de transformer le Parti socialiste en Parti démocrate, bien séparé de son aile radicale. Or cette aile intransigeante, le socialiste le sent, elle est composée de purs qui ne se compromettent pas, dont les excès méritent le pardon4. Ce n’est pas que la France ignore la culture de la coalition, c’est que la sensibilité profonde au Parti socialiste rejette ce qui pourrait compromettre l’unité de la gauche et les alliances qui engagent dans la voie de l’hérésie – Non possumus.
Troisième raison : certains grands élus socialistes préfèrent, dans ce contexte, garder le NFP en l’état parce qu’il sera la matrice d’une prochaine Majorité plurielle, une fois que Jean-Luc Mélenchon aura cessé de le piloter. Peu plausible au vu des développements de ces derniers mois. La poigne reste ferme, et de toute façon, cela ne règlerait pas la question de la radicalité qui imprègne ses thématiques, sur l’immigration, les retraites, la sécurité, sans parler des questions de laïcité.
Le seul argument socialiste décent en faveur du NFP, c’est qu’un gouvernement de coalition des centres reconstituerait ce que le Front national raillait comme l’UMPS, et ferait de l’extrême-droite la seule voie de l’alternance. Cet argument des années 1990 est réapparu ces dernières semaines, comme si le Parti socialiste était encore électoralement et, avouons-le aussi, intellectuellement ce qu’il était autrefois. L’alternance viendra probablement d’une restructuration des alliances entre partis républicains, dans un contexte de tripartition durable de l’électorat. Le rappel des années 90 n’est pas pertinent.
En conséquence, le Parti socialiste est aujourd’hui prisonnier d’une alliance électorale avec une aile radicale qui est foncièrement étrangère aux préoccupations majoritaires de l’électorat. Il s’est embourbé : défaite tactique, défaite stratégique.
Cela ne présage rien de bon. Quand l’on songe au temps qu’il a fallu pour que le Labour se libère de Jérémy Corbyn et de son aile gauche, Momentum… L’état du Parti socialiste rappelle d’ailleurs, dans un contexte institutionnel différent, celui du Labour après la défaite de décembre 2019, défaite malgré la profonde médiocrité du personnel conservateur. En Grande-Bretagne, les électeurs de 2019 ont fait barrage à un Labour dominé par l’extrême-gauche ; en France, tous les députés de droite et du centre, majoritaires, allaient censurer tout gouvernement sous influence LFI.
Finalement le seul bon tacticien, c’est Jean-Luc Mélenchon. Il obtient ce qu’il souhaitait : la gauche ne gouverne pas, la gauche de gouvernement reste sous sa férule par intérêt électoral immédiat et pour raison idéologique ; lui envisage toujours de se présenter aux présidentielles au nom du NFP, en alternative à la Droite avec un grand D. Et bien sûr, il sera battu par le candidat d’extrême-droite.
Moralité : la France n’a pas le système de partis qui lui correspond, ni la classe politique qu’elle mérite.
Serge Soudray et Stéphan Alamowitch
Notes
↑1 | Candidates qui n’avaient aucune expérience ministérielle, même comme sous-secrétaire d’Etat. |
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↑2 | Voir articles et vidéos sur Public Sénat : Meeting du NFP à Blois : la direction du PS affiche une image d’unité du 30 août 2024 et Nomination du Premier Ministre : le bureau national du PS rejette une proposition de ne pas censurer a priori un gouvernement Cazeneuve du 4 septembre 2024. |
↑3 | Ce qu’a mesuré Gérard Grunberg dans un article de Télos, Les sympathisants socialistes et l’alliance avec LFI, Telos, 5 septembre 2024. |
↑4 | La complaisance envers le Venezuela, la Chine ou la Russie de Poutine, et tout dernièrement avec le communautarisme en banlieue, ce qui a réussi électoralement à LFI d’ailleurs. |