Quand la gauche perd les batailles culturelles

Comment se fait-il que des fractions croissantes de l’électorat populaire, dans les pays occidentaux, choisissent des leaders, des partis de la droite extrême ou de la droite très conservatrice malgré les signes manifestes d’incompétence et les failles personnelles de leurs représentants ? Les exemples français et américains viennent immédiatement à l’esprit.

La fausse explication : le sociétal contre le social

La gauche, lit-on, a abandonné la question sociale, sa raison d’être historique, pour se préoccuper surtout de la promotion de minorités ethniques, culturelles ou sexuelles, et l’électorat populaire se détourne d’elle. C’est toute la polémique lancée après la première élection de Trump, qui paraît malheureusement devoir être suivie d’une seconde, par le philosophe américain Mark Lilla. Les identity politics auraient aux Etats-Unis discrédité la gauche, notait Mark Lilla1. C’est aussi le débat qui a suivi la fameuse note de la Fondation Terra Nova2. La gauche sociétale en France aurait elle-aussi oublié la question sociale, et ainsi perdu le vote populaire.  

C’est oublier que cette nouvelle orientation, indéniable, des gauches occidentales vers les minorités de toute nature (afin de parvenir à une société inclusive en jargon contemporain), vers les revendications féministes ne dégradent en rien la situation des majorités, et qu’elle ne retire à celles-ci aucun droit. Elle répond à des demandes sociales qui viennent tout autant des milieux populaires que du reste de la société. La lutte contre la discrimination à l’embauche fait consensus si on laisse de coté d’indécrottables racistes ; elle était même au programme de Nicolas Sarkozy. Ce n’est pas le « mariage pour tous » qui a fait que la gauche a perdu toutes les élections depuis le mandat de François Hollande. La distance qui s’est créée entre la gauche et l’électorat populaire vient d’ailleurs, et on ne peut dire que les travaux manquent sur ce sujet, travaux savants, enquêtes de journalistes…

Ils ne confirment pas que l’électorat populaire est devenu foncièrement raciste et rétrograde en matière de mœurs. Leurs conclusions sont convergentes : cet électorat rejette la gauche parce qu’elle ne lui ne parait pas capable de contenir l’immigration et aussi, en mode mineur, parce qu’elle se préoccupe de revendications marginales et loufoques au nom de la liberté individuelle. Disons-le brutalement parce que les élections américaines le mettent parfaitement en lumière : la gauche en Amérique du Nord ou en Europe passe pour ne vouloir aucun contrôle sérieux des frontières et de l’immigration, et pour souhaiter la disparition de la division des sexes entre hommes et femmes.

On voit immédiatement le lecteur froncer les sourcils. La campagne de Donald Trump en apporte pourtant l’illustration parfaite, et sa probable élection, son emprise invraisemblable (pour nous) sur une bonne partie des classes populaires aux Etats-Unis devraient nous alerter : c’est exactement la thématique de ses meetings, durant lesquels il se fait applaudir avec des menaces de violence contre l’immigration récente et des blagues sur les toilettes pour transgenres – soit, dans sa perspective, la remise en cause de la vie collective par un afflux de population aux mœurs différentes, encline à la violence, dit-il ; et la remise en cause, selon lui, des rapports homme-femme par une nouvelle catégorie qui veut écarter les déterminants biologiques. Bref, deux « ruptures anthropologiques », dans le vocabulaire de la pensée réactionnaire.

Rendons-nous compte de cela : un candidat inepte et corrompu comme Trump fait campagne en parlant des haïtiens mangeurs de chiens, des violeurs mexicains et des toilettes pour transgenres ; et il est bien parti pour remporter l’élection, malgré les efforts de Kamala Harris, à laquelle on peut trouver mille défauts mais qui est indéniablement une candidate décente et fiable – ce qu’on ne dira pas de nos politiciens français.

Résistance et illusions

Les économistes ont beau démontrer que l’immigration est nécessaire au fonctionnement de nos économies, que nos villes ne tourneraient plus sans les efforts d’un prolétariat venu de pays lointains, non européens, cette immigration rencontre une hostilité générale en Europe et en Amérique du Nord, dans des populations de souche qui fantasment une réalité plus qu’elles ne la vivent.

La « question trans » a beau être insignifiante sur le plan démographique, elle écarte de la gauche traditionnelle de larges segments de l’électorat. Par « question trans », on entend cette revendication qui réclame pour chacun le droit de s’autodéfinir comme homme ou comme femme, selon sa nécessité intérieure, sans considération de la réalité biologique. Elle joue dans les milieux de gauche3, comme dans les milieux conservateurs rebutés par cette perspective, un rôle démesuré. A parier, ce ne sera pas un thème secondaire aux prochaines élections. Qu’on songe au débat mal conçu sur Les ABCD de l’Egalité en 2013 ou aujourd’hui au succès du livre Transmania: Enquête sur les dérives de l’idéologie transgenre, livre qui prétend s’attaquer aux « dérives de l’idéologie transgenre », ce qui témoigne que la thématique travaille désormais l’opinion. Faisons confiance aux idéologues de la droite extrême pour agiter ce chiffons rouge en temps utile, d’autant que la droite américaine leur montre l’exemple.

A gauche, certains parlent à ces deux sujets de panique morale, croyant discréditer ceux qui l’éprouvent, mais sans comprendre que plus cette panique est contestée dans ses causes, sa réalité et sa légitimité, plus la gauche passe pour insensible aux attentes profondes de la population. Plus elle insiste sur le droit à l’immigration libre et sans guère de contrainte, plus elle donne du crédit aux théories foncièrement racistes du Grand remplacement, et alimente les cauchemars de tous ceux qui les croient fondés. Plus elle insiste sur l’idée que le genre tel qu’on le choisit doit primer sur le sexe de naissance, plus elle parait incapable de se distancier des position militantes les plus absolutistes. L’opinion ne suit pas.

Ce que les américains nomment polarisation politique et guerres culturelles existe en Europe et en France en particulier, presque dans les mêmes termes, et la gauche n’y est pas à son avantage. Il lui manque d’avoir trouvé sur ces deux sujets les idées qui viendraient réguler sa matrice idéologique, matrice qui lui fait endosser toute revendication individuelle comme de façon automatique – du moins dans ces deux registres. En conséquence, circule dans les opinions publiques l’idée que nos sociétés ne pourront éviter les « ruptures anthropologiques »  que si le pouvoir revient aux partis très conservateurs ou même à la droite extrême.

Si elle veut éviter d’être ainsi rejetée par les opinions majoritaires, rejet dont la victoire de Donald Trump aux États-Unis serait le signe le plus troublant, la gauche doit s’astreindre à la mesure et s’écarter du militantisme obtus. Les militants recherchent la victoire de leurs dogmes, ce qui est la condition à leur estime de soi ; ils n’ont pas la préoccupation de l’exercice du pouvoir. Sans se ranger aux arguments d’un conservatisme bien rance, la gauche ne peut s’identifier à la défense de l’immigration libre et sans contrainte ou aux revendications trans comme à des éléments-clés de son credo ; elle doit bannir les thèmes qui éloignent l’opinion, tels le « racisme systémique » et la promotion du genre en lieu de sexe. Elle tomberait sinon dans une embuscade. La lutte contre le racisme et contre le sexisme, c’est bien assez pour un programme de gauche, er cela peut réunir. Le propre des batailles culturelles, c’est qu’elles correspondent à des questions superficielles, mal posées, et que c’est la droite qui les gagnent finalement – à tous les coups.

Serge Soudray

Notes

Notes
1Mark Lilla, La Gauche identitaire, l’Amérique en miettes, Stock, 2018.
2Terra Nova, Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? de mai 2011.
3Et plus dans les associations et à l’extrême-gauche, à qui l’on doit le thème loufoque de l’homme enceint, qu’au Parti socialiste.
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