L’évidence Trump, hélas

La victoire de Donald Trump a été une surprise pour les Démocrates et pour la plus grande partie des européens, à commencer par les deux auteurs de cette chronique. Rétrospectivement, compte tenu de son ampleur et de ce qui s’est avéré déterminant, on se demande comment l’illusion d’une victoire ou même d’une bonne tenue du camp démocrate a pu se maintenir si longtemps.

Parmi les nombreux commentaires parus depuis le 5 novembre, certains tentent de disculper Kamala Harris, soulignant qu’elle s’est lancée bien tard dans la compétition électorale, en catastrophe, et qu’elle s’est trouvée, par sa faute cette fois, prisonnière de son personnage, identifié au consensus mou et à l’indécision. On peut les suivre. La défaite est si ample (grands électeurs et vote populaire, progression dans toutes les catégories d’électeurs) qu’on ne peut croire Kamala Harris personnellement responsable de la situation.

Tout convergeait

À bien y réfléchir pourtant, les derniers événements survenus aux États-Unis concouraient tous à ce que Donald Trump imprime une marque profonde dans l’opinion, et passe pour celui qui pourrait sauver la nation américaine de périls, périls plus imaginés que vus avec clarté.

On pense d’abord à cet attentat raté contre Donald Trump, qui a mis en valeur la hargne teigneuse du personnage, sa résilience et son talent pour produire de l’image. Quel propagandiste aurait pu imaginer la photographie qui a tant marqué l’opinion et son cri de rage Fight ?

On pense aussi à l’expédition spatiale réussie par Elon Musk, époustouflante, qui se termine par une fusée capable de revenir d’elle-même à son pas de tir. Audace, exploit technique, nouveauté… Belle illustration de l’idée que les Américains se font d’eux-mêmes, et le tout au bénéfice moral de Donald Trump.

On pense enfin à l’agitation pro-palestinienne qui a souvent tourné à l’émeute, et qui a confirmé que le monde universitaire s’était coupé de la majorité des Américains, par son obsession pour un conflit lointain et cruel mais comme il en existe beaucoup, par son outrance et ses aveuglements1. Le chaos dans la rue profite toujours aux partis réactionnaires.

Dans ce contexte, il était alors facile pour Donald Trump de passer pour celui qui allait incarner la détermination, le courage, et aussi l’audace en économie, celui qui pouvait remettre le pays sur les bons rails. Malgré sa personnalité erratique, ses outrances, il s’est présenté comme le candidat du sens commun et de l’intérêt national.

Les trois cauchemars

C’est bien pourquoi les Américains lui ont donné mandat de mettre fin à ce que la majorité considère comme trois cauchemars, qui n’ont pas forcément de liens avec la réalité vécue par la population mais qui sont éprouvés très profondément. Les trois ont correspondu à ses thèmes de campagne.

Le premier, c’est le cauchemar du « grand remplacement », si l’on nous permet d’employer le terme de l’extrême-droite européenne pour désigner cette idée que les minorités ethniques de tous ordres vont bientôt remplacer les habitants sinon de souche, du moins installés de longue date. C’est l’équivalent du Péril Jaune des années 1900. La lutte contre l’immigration illégale passe souvent à gauche pour une obsession d’extrême-droite, mais au-delà du fait qu’elle correspond à une nécessité, elle fait résonner des angoisses profondes dans de larges segments de la population. Le fait est que les présidents démocrates ont eux aussi veillé à lutter contre l’immigration illégale, et Barack Obama puis George Biden ont été critiqués depuis la gauche parce que leur politique n’était pas foncièrement plus ouverte que celle que réclamaient les Républicains. Mais les Démocrates, c’est à leur honneur, n’en ont pas fait un thème permettant de poser en protecteur de la nation ; ils n’ont donc pas donné le sentiment qu’ils pouvaient comprendre les craintes majoritaires. À tort ou à raison, la position des Démocrates en matière d’immigration illégale n’a pas semblé comporter sa propre régulation interne, c’est-à-dire l’expression des conditions, des restrictions, des objections qui pourraient être faites à l’entrée de nouveaux immigrés sur le territoire du pays.

Le second cauchemar, c’est celui de l’indifférenciation des sexes, et il était couru que Donald Trump allait s’emparer du sujet, puissamment aidé en cela par Elon Musk qui a des comptes personnels à régler, comme on le sait. Les droits des transgenres sont devenus une forme de doxa à gauche qui n’admet là encore aucune régulation interne. Donald Trump a eu alors beau jeu de faire des blagues sur les toilettes pour transgenre, les opérations de réassignation sexuelle en prison, et l’entrée des athlètes transsexuels dans les sports féminins. Ce qui est un sujet démographiquement insignifiant est devenu par la faute de cette gauche obtuse et par celle de Républicains cyniques un problème de société.

Le troisième cauchemar, c’est celui de la guerre perpétuelle, probablement moins important que les deux autres parce que les Américains ne mesurent pas complètement l’appui fourni à certains pays en guerre, à commencer par l’Ukraine et Israël. Néanmoins, les Américains moyens qui n’ont pas le bénéfice d’un état-providence généreux comme en Europe ne comprennent pas qu’autant d’argent soit dépensé en expéditions extérieures ou en soutien militaire international ; ils souhaitent le repli sur les priorités sociales internes, comme le promet Donald Trump.

Le rejet de l’improvisation politique et morale

Le bilan économique de George Biden est généralement jugé bon, et l’inflation qui est mise sur son dos ne lui doit pas grand-chose. Son appui au mouvement syndical doit être mis à son crédit, et ceci témoigne que les Démocrates avaient au moins en partie compris les critiques faites après l’élection de 2016 dans le sillage du livre de Mark Lilla. Un électorat moins prévenu contre les Démocrates aurait pu le comprendre. Leur déficit de crédibilité politique et morale dans l’opinion majoritaire l’a rendu impossible ; les Démocrates donnent l’image d’une élite politique fermée aux angoisses de la population.

Une majorité d’électeurs a donc préféré accorder sa confiance à un personnage qui prétend relever le drapeau de la tradition, du patriotisme et de la virilité éternelle, dans une forme que nous jugeons grotesque mais qui a rassuré au-delà du trumpisme de 2016. Elle s’est détournée de la gauche démocrate qui lui semblait incarner la faiblesse et l’improvisation politique et morale. La gauche française ferait bien d’en tirer les leçons.

Stéphan Alamowitch et Serge Soudray

Notes

Notes
1La première élection de Donald Trump en 2016 avait été précédée par une agitation dans de très nombreuses grandes villes contre le « racisme systémique » à la suite d’une épouvantable bavure policière. Il en était venu un effet boomerang qui avait nui à la gauche démocrate.
Partage :