Les débats au sujet de l’affaire Pelicot laissent perplexe. Pour une partie de l’opinion, l’affaire témoigne de la propension des hommes à traiter les femmes en objet dès qu’il s’agit d’en retirer une satisfaction sexuelle, soit que cela participe de leur nature profonde, soit que ce soit l’effet de la culture du viol – culture donc, ce qui laisse espérer, après déconstruction, une reconstruction adéquate. Pour une autre partie, l’affaire témoigne de la diffusion d’un imaginaire pornographique dans la société, d’autant plus pernicieux qu’il imprègne l’imagination de pervers, dénués d’empathie, libérés de tous freins culturels à la réalisation de leurs fantasmes les plus loin de la norme sociale1. L’affaire a été l’occasion d’une prise de conscience générale.
La lecture des comptes-rendus judiciaires fait cependant imaginer, non une alternative à ces explications concurrentes2, mais une dimension qui parait avoir joué un rôle. Cette dimension, c’est celle du culte, et de la secte constituée autour d’un personnalité charismatique par des êtres plus fragiles, aux vies médiocres, réunis pour une aventure pornographique dont ils attendent une forme d’accomplissement de soi. La décision de la Cour criminelle, rendue le 12 décembre dernier, règle la question judiciaire, mais elle n’épuise pas le mystère des motivations intimes de la cinquantaine d’hommes qu’elle a condamnés à la prison.
Une secte et un culte ?
Le charisme de Pelicot fut parfois évoqué lors des audiences, mais dans l’état de déréliction humaine et morale qui était le sien, il est difficile de l’imaginer en chef de secte. Néanmoins, avant son arrestation, il semblait doté d’une vraie capacité d’emprise et de manipulation. Quelques accusés en firent un argument de défense, même si c’est indifférent à la qualification de viol . Ce ne pouvait être une circonstance atténuante, notion qui n’existe plus en droit pénal, mais ce fut peut-être un facteur d’individualisation de la peine et d’atténuation qui a pu jouer pour certains, lit-on.
Pourquoi parler de culte ? Par le protocole des séances qui était aussi un cérémonial, par la présence d’un officiant, par la répétition des faits dans un lieu unique, par le rituel des actes imposés à une victime qui est donnée en sacrifice… Il y a comme un parfum de religion. Mais ce culte n’est pas l’hommage religieux rendu à Dieu, à quelque divinité, à un saint ; ce ne serait même pas un culte satanique qui voudrait honorer un anti-dieu. C’était un culte sans divinité, mais avec un grand prêtre, l’affreux Pelicot, et un but psychique (on n’ose dire spirituel) : parvenir à une forme d’accomplissement de soi par des actes sexuels étrangers à la conception commune de la sexualité, actes exécutés dans la chambre conjugale, avec une épouse qu’on a droguée. Il s’agirait ainsi d’un culte transgressif, qui fait de ses pratiquants des hors-la-loi et qui les constitue en société séparée de la société globale, en société secrète. Transgressif, il l’est au regard de la norme conjugale, comme au regard de la norme sexuelle moderne qui exige le plaisir partagé et le consentement.
Quant au ministre du culte, les experts ont noté que sa personnalité était clivée : bon père, bon époux dans la journée ; la nuit, être sans foi ni loi qui organise avec méthode la succession des viols. En d’autres termes, il semble avoir eu pleine conscience de la transgression qu’il orchestrait.
L’expérience pornographique
On le pressentait à lire les comptes-rendus d’audience3 : dans ce segment de la population masculine (qui est moins une coupe transversale qu’un bubon), cette expérience pornographique était devenue l’occasion de laisser derrière soi une vie triviale pour accéder à un registre de valeurs et d’expériences estimées supérieures – le moyen du dépassement de soi en quelque sorte. Chacun des pratiquants pouvait s’imaginer en aventurier du sexe, en surhomme, affilié à une société secrète, dans une communauté de croyance et de sensations qui ne reconnait aucune valeur à la morale ordinaire. Du Nietzsche de caniveau. On songe à une version ignoble de l’expérience intérieure de Bataille, auteur qui a encore des zélotes, celle qui met dans un état d’extase, de ravissement, qui touche au mysticisme et qui est une forme de recherche du salut, « un voyage au bout du possible de l’homme », voyage sans dieu (cela va sans dire) ni morale, qui permet de s’éprouver en puissance souveraine, voyage dont l’érotisme peut être le moyen. Dans l’affaire Pelicot, si cette intuition est juste, l’érotisme fait place à la jubilation sadique devant l’objet qu’on manipule.
Au cœur de ce culte, ce que Pelicot fait partager aux hommes qui le suivent dans la chambre conjugale, imaginons-le, c’est la profanation de l’épouse, statut social et moral reconnu – transgression qui met en scène la toute-puissance, la sienne, celle de ses disciples, et la dimension sacrificielle de ces viols, que ces braves gens aient ou non cru (ou voulu croire) au consentement de l’intéressée, comme ils l’ont prétendu sans convaincre. La victime, c’est moins la personne réelle, puisqu’ils semblaient ne pas la connaître et bien sûr n’ont eu avec elle aucun échange, que le rôle qui est le sien, son personnage dans la vie conjugale et dans la vie sociale.
Dans cette expérience, le plaisir des sens le plus élémentaire a-t-il même sa place ? Comment l’imaginer ! En revanche, il y a certainement ce plaisir qui vient de l’accomplissement du rite, celui qui saisit l’officiant et son disciple.
Il faut presque admettre que la question du viol, que la cour criminelle a tranché au regard des termes de la loi, n’est même pas le point marquant de cette affaire : ce qui trouble, c’est la double fixation de ces accusés, sur une sexualité de transgression et sur une conception sacrificielle du rapport sexuel – avec ou sans consentement au demeurant. L’accomplissement de soi par la profanation de la femme. Triste programme.
Pierre-Yves Delair
Pierre-Yves Delair, qui réside à Bruxelles, est journaliste et collabore à des publications belges et suisses.
Notes
↑1 | Le Monde, 6 novembre 2024, Elisabeth Roudinesco : « Dominique Pelicot et ses coaccusés ne sont pas des hommes ordinaires » |
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↑2 | Mais peut-être aussi vraies toutes les deux. |
↑3 | Et en particulier ceux de l’excellente chroniqueuse judiciaire du Monde Pascale Robert-Diard. |