La prescription fait partie de ces quelques notions de droit qui sont au centre de débats publics compliqués. Elle heurte traditionnellement l’opinion car elle permet, pense-t-on, aux criminels d’échapper aux sanctions qu’ils méritent. Plus récemment, mais dans le même ordre d’idée, elle s’est trouvée contestée par les féministes parce qu’elle empêcherait la sanction des agressions et des viols commis longtemps auparavant. C’est ce dernier mouvement qui explique les réformes incessantes de la prescription, qui interdisent désormais qu’on parle de règles de prescription claires et simples, comme il en existait jusqu’au début des années 90. Désormais les prescriptions sont multiples et dépendent de la nature des actes concernés pour ce qui est de leur durée et de leurs mécanismes. Le droit y a gagné en complexité et perdu en lisibilité. Le sort des victimes et le fonctionnement de la justice pénale en sont-ils améliorés ? On peut en douter.
Mise en perspective
C’est tout l’intérêt du petit livre (80 pages) de Jean Danet, avocat et chercheur, sur la prescription et la justice pénale que de remettre les choses en perspective, comme le faisait il y a deux ans l’ouvrage de l’avocate pénaliste bien connue Marie Dosé1, mais cette fois de façon plus analytique.
Jean Danet commence par rappeler les principes : ce qu’est la prescription, la différence entre la prescription des poursuites et la prescription de la peine, et les conséquences de la prescription pénale sur les obligations civiles. Il rappelle également que la complexification de la prescription en droit pénal s’est accompagnée d’une simplification de la prescription en droit civil, ramenée d’ordinaire à 5 ans. Il note aussi que les milieux d’affaires ont protesté contre la façon dont la prescription était appliquée au délit d’abus de bien social mais sans trouver d’échos dans la société ou au Parlement. C’est dire que la critique qu’on qualifiera de féministe (par commodité) a, elle, su trouver les mots pour convaincre de réformer la matière afin de mieux sanctionner la délinquance sexuelle. On peut comprendre pourquoi au demeurant.
Les différentes réformes ont consisté à prolonger, en cas d’agression sexuelle et de viol, la durée pendant lesquelles les poursuites sont possibles, en particulier si la victime était mineure au moment des faits. Une première réforme de 1995 avait repoussé la prescription pénale à 30 ans pour les crimes et 20 ans pour les délits en matière de terrorisme et de trafic de stupéfiants, mais les réformes qui ont suivi (1998, 2003, 2004, 2006, 2010, 2017, 2018, 2021) ont presque toutes concerné la délinquance sexuelle. Chaque fois que l’opinion est troublée par une certaine catégorie de délits et de crimes, la réponse législative est de prolonger le délai des poursuites. Jean Danet donne la liste des techniques employées pour y parvenir, qu’il s’agisse d’allonger le délai de prescription, de reporter le point de départ du calcul, de suspendre la prescription en cas de dissimulation ou de la reporter à la majorité de la victime.
La conséquence ? D’abord des règles enchevêtrées, dont on ne voit pas bien comment elles trouveront à s’appliquer, et qui en tout état de cause ne sauraient être rétroactives ; des juges en mesure de les interpréter un peu trop librement…. Les victimes que l’on a voulu protéger sont entretenues dans l’idée qu’une procédure pénale et de longues années de prison suivront automatiquement leur dépôt de plainte alors qu’il n’en sera rien, faute de preuves le plus souvent. « Danger, dérive et déception à venir », note l’auteur, qui regrette qu’on légifère sans évaluation des réformes antérieures. C’est surtout ensuite le risque de rupture avec la tradition philosophique qui a conduit, à partir du XVIIIème siècle, à enfermer les délais de poursuites dans des règles simples, strictes, et d’application générale. C’est la tradition des Lumières et celle des juristes libéraux qui les avaient lues.
À faire disparaître de fait sinon encore en droit, comme une partie de l’opinion le demande, les règles de prescription, on en laisse de côté les raisons, qu’on retrouve dans tous les pays de droit libéral sous des formes variées, nous rappelle Jean Danet : le risque de dépérissement des preuves, l’absence de sens à une peine infligée longtemps après les faits quand l’auteur des actes a changé, le souci de la sécurité juridique, dans certains pays le souci de sanctionner la carence des autorités de poursuite. Ce ne sont pas seulement les droits de la défense qui justifient une prescription, mais aussi la protection d’intérêts sociaux importants et légitimes, bien conçus par la tradition libérale qui a fait le droit pénal moderne à la suite de Beccaria.
Jean Danet relève enfin une dernière justification : sans délais de prescription, la police et la justice se retrouveraient avec un stock immense d’affaires à traiter, très supérieur à leurs moyens, et ne pourraient plus accorder la priorité aux affaires les plus récentes, souvent les plus urgentes.
Emotion et droit pénal
Au-delà de l’exposé des règles, ce livre vaut pour sa conclusion sur les risques que l’émotion fait courir au droit pénal, et spécialement du fait que la critique féministe de la prescription s’accompagne souvent aussi d’une critique des règles de preuves et de la présomption d’innocence. C’est le fameux « on vous croit » du mouvement Me Too, compréhensible à certains égards mais qui demande à être mis en perspective si l’on ne veut pas quitter les rives du droit libéral2. « La jonction entre cette critique de la prescription et celle de l’administration de la preuve nourrit ici la tentative d’une justice populaire médiatique alternative. »
Cette évolution est d’autant plus dommageable que la remise en cause de ces règles libérales pourrait ne pas se limiter au domaine de la délinquance sexuelle et toucher d’autres types de faits. On voit bien quel usage en ferait un pouvoir dictatorial, dont on voudrait être certain que la France est préservée. On ne s’écarte jamais impunément des principes du libéralisme.
On peut ajouter que ces réformes de la prescription posent une difficulté d’ordre philosophique : elles tendent à faire de la sexualité, volens nolens, le domaine d’un droit d’exception. Est-ce bien judicieux ?
Stéphan Alamowitch
Stéphan Alamowitch est avocat au Barreau de Paris
Jean Danet, Prescription et justice pénale – Contre les illusions de l’éternité, Editions Dialogue, mars 2024, 6,90€
Notes
↑1 | Voir Le temps qui dessaisit la justice – A propos de l’Eloge de la prescription de Marie Dosé. |
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↑2 | Et les campagnes sur les réseaux sociaux dont l’objet ou l’effet est de détruire les réputations n’arrangent rien. |