A l’heure où l’on apprend qu’à Londres, des opposants au passe sanitaire ont essayé d’occuper le siège de la BBC, il serait tentant de conclure que des forces anti-science, prisonnières d’une logique paranoïaque, existent dans tous les pays, et que des groupes ulcérés sont partout prêts à manifester contre l’obligation vaccinale et les différentes formes de passe sanitaire.
De fait, il n’y pas qu’en France que la logique collective qui sous-tend la vaccination est rejetée, soit par défiance envers « Big Pharma », soit par défiance envers les institutions politiques – en général, les deux thématiques sont mêlées. Les arguments contre la vaccination et les mesures de contrôle qu’elle induit sont présents partout, et les fake news circulent vite d’un pays à l’autre. Il y aurait un florilège à faire avec toutes les insanités diffusées dans le monde entier par les anti-vaccins, quand ce ne sont pas des trolls russes.
Cependant c’est en France seulement, semble-t-il, que ce rejet est le fait d’un mouvement social significatif, voire important. Dans le reste de l’Europe de l’Ouest, les opposants sont moins nombreux, et il leur manque le dynamisme propre aux mouvements populaires, qu’on mesure aux manifestations répétées, aux campagnes sur les réseaux sociaux et à la prolifération, sinon de représentants, du moins de leaders auto-proclamés mais très écoutés (les pitoyables Lalanne, Bigard ou Di Vizio), aux followers qui se comptent par dizaine de milliers. Aux Etats-Unis, le rejet de la vaccination est le fait des élites républicaines, des milieux libertariens et des QAnon anti-science. La contestation reste donc, en un sens, inscrite dans le jeu politique du pays.
Ce n’est pas le cas en France, et il en était de même avec les Gilets Jaunes, eux aussi en rupture avec les partis politiques et même avec les syndicats, rejetés des manifestations.
Une révolte des classes populaires
Par comparaison avec les autres pays européens, où la protestation parait moins typée et surtout moins importante, le mouvement anti-vaxx et anti-passe sanitaire, en France, donne l’impression de correspondre, comme le mouvement des Gilets Jaunes, à la révolte d’une partie des classes populaires, brute et sans relai dans les élites politiques et les corps intermédiaires. Cette révolte mobilise des salariés mais aussi toutes sortes d’indépendants modestes, là encore comme dans le mouvement des Gilets Jaunes. Certains cortèges à Paris portaient l’empreinte de la droite extrême et d’autres de l’extrême-gauche, mais en termes de composition sociale, de style, de slogans, tout les rapprochait passés les premiers rangs des défilés. S’ajoutent à cette première strate, des milieux plus divers, socialement et en termes de niveau d’éducation, qui ont pour point commun de vivre culturellement dans les marges de la société, au nom du rejet de la société de consommation mais aussi du rejet de la médecine, ainsi que l’indique un étude de l’IFOP pour la Fondation Jean-Jaurès.
Les campagnes de vaccination et le passe sanitaire leur donnent à tous l’occasion de revendiquer une souveraineté corporelle absolue, aveugle. Aucune contrainte collective ne doit les obliger à s’injecter ce dont ils ne veulent pas, et auquel ils préfèrent les thérapies alternatives et les médicaments miracles du professeur Raoult, qui les a abandonnés (ce dont ils ne paraissent pas se rendre compte), ou ceux de charlatans sans principe. Le vaccin est parfois même assimilé au viol. « Big Pharma » est leur ennemi. Naïfs, ces gens pensent que la nature ne saurait leur faire défaut et qu’il faut surtout renforcer son immunité naturelle. Pour les manifestants du samedi, aucune consigne n’est légitime, et spécialement pas celle de se faire vacciner.
Viennent se surajouter les intellectuels et politiciens pervers qui ont intérêt au chaos pour sortir de la marginalité et de l’échec électoral1. Asselineau, Dupont-Aignant, Philippot, rien que du beau monde.
Les mots d’ordre, les messages sur le pancartes ou dans les réseaux sociaux sont parfaitement clairs. La révolte est dirigée contre les institutions politiques et contre les cadres sociaux de la vie professionnelle, la hiérarchie du bureau, de l’atelier et de l’hôpital.
S’agissant des institutions politiques, les slogans sont limpides. Le président Macron est honni, selon les slogans, pour son autoritarisme, sa soumission à « Big Pharma » et aux puissances économiques, pour son incompétence dans la gestion de la crise sanitaire, ses mensonges… Le reste du monde politique, hors les extrêmes, est conspué ou au mieux ignoré, malgré les efforts de récupération de la gauche radicale, toujours à la recherche d’une convergence des luttes. D’ailleurs, prudentes, l’ex-gauche de gouvernement, la droite classique et les centrales syndicales se font actuellement discrètes.
S’agissant de la révolte contre les hiérarchies professionnelles, on l’a beaucoup remarqué : presque tous les médecins sont vaccinés, et trop peu d’aides-soignantes ou d’auxiliaires de vie le sont. Au demeurant personne n’imaginait que des aides-soignantes et même des infirmières pourraient être en pointe dans la contestation de l’obligation vaccinale, et que certaines seraient si promptes à diffuser des fake news, avec le sentiment de mener un juste combat – point commun avec le mouvement des Gilets Jaunes, dans lequel des aides-soignantes ont compté parmi les figures inattendues de la contestation. Dans un nombre de cas qui dépasse l’anecdote, les consignes hiérarchiques, la logique même de l’institution sont rejetées. Revendiquer le droit de ne pas se vacciner quand on exerce à l’hôpital ou en EPHAD, parmi des personnes vulnérables, est une rupture morale sans équivalent. Il y a là une contestation interne au monde hospitalier, minoritaire mais non négligeable, qui interroge sur l’exercice du pouvoir dans ces lieux et le ressentiment qui semble régner.
Mais ce qui se voit de façon si claire à l’hôpital parait correspondre à ce qui se remarque dans d’autres milieux professionnels : à l’hôpital comme ailleurs, le taux de vaccination est très corrélé au niveau de diplôme. Plus on est diplômé, plus on se vaccine. C’est presque exclusivement le personnel d’exécution, ou une partie de celui-ci, qui rejette le passe sanitaire et surtout le vaccin, alors que le sommet des organisations de toute nature poussent à la vaccination – et les employeurs le font ouvertement aux Etas-Unis, plus discrètement en France. Difficile de ne pas voir là, au delà des arguments relevant de la pseudo-science (et plus sûrement des bots russes), le signe d’une hostilité de principe aux hiérarchies sociales et aux consignes qui en viennent.
Le dialogue avec cette partie de la population est presque impossible. Les messages rationnels, tels les recommandations de l’Académie de médecine (Communiqué commun, Académie nationale de médecine, Académie nationale de pharmacie, Académie des sciences, Paris, août 2021) et les raisonnements d’économistes (ainsi, Télos, 28 juin 2021), tombent dans l’oreille de sourds.
Quelles causes ?
On en voit au moins trois.
Une partie des classes populaires est devenue, comme le reste de la société, individualiste au point de rejeter toute solution collective, même aussi évidente et apolitique qu’un vaccin. Cet individualisme obtus conduit au refus hargneux de tout ce qui excède les limites de l’intérêt personnel, direct, tangible – d’ailleurs au mépris de l’évidence quant aux avantages du vaccin.
Elles sont aussi dépourvues de représentants, de cadres qui pourraient orienter les mouvements dans des voies qui ne soient pas des impasses culturelles et morales. Parions que si le Parti communiste avait encore son influence des années 70, cet individualisme obtus et les fake news n’auraient jamais pu gagner autant d’influence dans les classes populaires. Ont de l’influence en revanche l’extrême-droite (on le savait) et toutes sortes de figures médiatiques improbables.
La particularité du moment enfin est qu’une bonne partie de ces classes, de façon très profonde, rejette ce que représente le macronisme, parce qu’il est trop proche des élites économiques et parce qu’il n’a au fond rien à leur dire. On ne demande pas à l’Orléanisme de venir parler aux canuts. La crise sanitaire est survenue quand le divorce était déjà consommé, dès l’élection de 2017 et surtout après la révolte des Gilets Jaunes. La politique de soutien à l’économie durant la crise sanitaire a beau avoir été impeccable et la stratégie européenne assez habile, cette partie des classes populaires n’est pas armée pour le mesurer. La défiance l’emporte, sans nuance.
Toute la société n’est pas touchée bien sûr, à preuve le succès de la campagne de vaccination, mais le problème n’est pas marginal.
Et c’est là que les questions éducatives jouent un rôle critique : la crise de l’enseignement public dans de trop nombreuses zones et l’abandon culturel des classes populaires se paient aujourd’hui. Avoir imaginé de porter à 80% au moins le pourcentage de bacheliers dans chaque classe d’âge (sans s’en donner les moyens et avec beaucoup de contresens), et se trouver devant une inculture scientifique et une ignorance historique2. Il faudra s’en souvenir : en France entre 2019 et 2021, des gens ont pu croire en nombre que la vaccination servirait à implanter des puces 5G ou que les gouvernements obéissaient aux groupes pharmaceutiques, que des lobbies conspiraient contre le peuple, ou encore que les consignes sanitaires, conçues à tâtons par les ministères, étaient les prémices d’une dictature, que le vaccin transformait le bras en aimant, qu’il s’agissait de thérapies géniques…. C’est l’indice qu’un brouet fait d’ignorance crasse et de paranoïa a bien mijoté ces dernières années, brouet qu’on croyait réservé aux QAnon des Etats-Unis et que décrit bien Elisa Chelle, professeur de science politique, dans son Blog de l’Institut des Amériques3. Cette défaite tient à l’affaissement intellectuel d’une partie de la population, inattendue dans un pays censé avoir un haut niveau éducatif, cartésien, pasteurien…, – affaissement dont le mouvement des Gilets Jaunes donnait déjà l’impression.
Toute les défaites ne sont pas militaires. Celle de 1870 avait été attribuée à la supériorité du maître d’école prussien, et la IIIème République en avait retiré l’idée d’un grand programme scolaire pour l’ensemble du pays, programme qui a plutôt bien fonctionné. Celle-ci doit beaucoup à la crise de l’enseignement public, même s’il faut se garder d’en faire le facteur unique.
Qui concevra le plan éducatif des années 2025 ? Qui saura mettre la réforme intellectuelle et morale à l’ordre du jour ? Il ne s’agit pas de regagner l’Alsace-Lorraine et la métaphore a ses limites, mais il faut d’urgence ramener vers des rivages moins obscurantistes une partie de la population partie à la dérive.
Serge Soudray
Notes
↑1 | Pervers auxquels on doit, dans les manifestations d’août, la récente touche d’antisémitisme qui appellerait une explication particulière – pas consubstantiel au mouvement anti-vaxx, mais qui en illustre bien le tour paranoïaque et sa recherche d’une causalité extérieure malfaisante. Du classique ! |
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↑2 | On pense à ces manifestants, naïfs, qui ne savent pas reconnaitre l’antisémitisme millésime 42 des panneaux de l’extrême-droite.] si marquées, et même revendiquées avec véhémence, c’est la défaite française la plus navrante de cette décennie, avec la désindustrialisation, les résultats piteux aux tests scolaires internationaux, le déclin en mathématique… |
↑3 | On se souvient des mots de la sociologue Eva Illouz devant la situation américaine : « Croire ou pas à la science est devenu une question éminemment politique, sans doute celle qui va décider de l’avenir du monde. L’épistémologie est désormais au cœur de notre démocratie et de son avenir. » |