« Morand n’a pas été collaborateur », écrivait à peu près en 1986 à l’auteur de ces lignes une personne dont l’écrivain avait été proche et qu’avait alarmée le titre d’une conférence donnée à l’Alliance française de Baltimore. Il est vrai que dans les trois dernières décennies de sa vie, quand on l’interviewait, Morand prenait soin de minimiser son rôle durant l’Occupation, s’excusant tout au plus d’avoir été un piètre diplomate et assurant ses interlocuteurs, s’agissant de l’extermination des Juifs, « on ne savait rien ». Or, une fois précisé que lui-même préférait le terme « collaborationniste », on verra à la lecture de ce Journal de guerre inédit à quel point il a été impliqué dans les affaires de Vichy et que, sans avoir joué un rôle politique significatif, il partageait pleinement les vues de certains des collaborateurs les plus extrémistes. Comme l’explique Bénédicte Vergez-Chaignon dans son excellente introduction, l’apparition de ce Journal est une surprise, même pour ceux qui connaissaient bien Morand ou pensaient bien le connaître. Et cependant, dès l’automne 1940, il envisageait de publier, sous le titre de Journal de M. et Mme Cassandre (entendons : « On vous l’avait pourtant bien dit ») les lettres qu’il adressait à sa femme de Londres, où il dirigeait depuis 1939 la mission française de guerre économique. Hélène Morand ayant rejoint son mari en Angleterre, cette correspondance est remplacée à partir de mai 1940 par celle qu’il adressait à la duchesse de Brissac (née Schneider), avec laquelle il entretenait depuis quelques années une liaison passionnée.
Le journal proprement dit débute le 26 mai 1940 et s’interrompt une première fois le 19 août. Il reprend, de manière plus sporadique, de mars à décembre 1941, et, pour de bon cette fois, en mars 1942. L’essentiel des mille pages de ce premier volume couvre donc l’année 1942 (319 pages) et les huit premiers mois de 1943 (276 pages) jusqu’au départ de Morand comme ministre de France en Roumanie.
Un journal politique et non un journal littéraire
Il s’agit clairement d’un journal politique et non pas d’un journal littéraire. Il est significatif en effet que la période la moins fournie (37 pages de mars 1941 à mars 1942) corresponde à celle de la plus grande activité littéraire de son auteur, qui rédige alors L’Homme pressé, publié d’abord en feuilleton à l’été 1941 dans La Gerbe, la revue collaborationniste d’Alphonse de Châteaubriant, puis une Vie de Guy de Maupassant et le recueil Feu M. le duc, parus l’un et l’autre l’année suivante. Ayant quitté Londres avec le personnel des missions en juillet 1940, alors que le Quai d’Orsay aurait souhaité qu’il y demeurât comme une sorte d’ambassadeur officieux suite à la rupture des relations diplomatiques après l’attaque de Mers el-Kébir, Morand avait été sanctionné par Paul Baudouin, premier ministre des Affaires étrangères de Vichy, en se trouvant mis à la retraite d’office.
La reprise de la rédaction quotidienne du journal en mai 1942 correspond à quelques jours près à sa rentrée en fonction comme chargé de mission auprès de Pierre Laval, revenu lui-même au pouvoir le 18 avril, et grâce auquel Morand obtient sa réintégration en tant que fonctionnaire dans les services des Affaires étrangères le 1er juin. Parallèlement à son poste à Vichy, Morand, à partir d’août 1942, représente le ministère de l’Information (tenu depuis 1941 par Paul Marion) à France Actualités et, en octobre, est nommé président de la Commission de censure cinématographique.
Morand semble avoir immédiatement compris quel parti il y avait à tirer, pour un écrivain de sa trempe, d’une pareille position dans les coulisses du pouvoir. Observateur et non acteur, on le voit évitant soigneusement de se mettre en avant et de se compromettre. Lorsqu’il effectue une mission d’une douzaine de jours à Madrid et au Portugal en février 1943 – ce voyage lui inspire quelques évocations délicieuses dignes du meilleur Morand – il s’abstient soigneusement de tout contact avec les représentants de l’Allemagne.
Rares sont les photographies le montrant en compagnie de Laval ou à des événements officiels ; quelques-unes, bien choisies, illustrent opportunément le volume. Lorsqu’en août 1942 Morand publie dans le magazine d’actualités 7 jours un article (publié en annexe du volume) commémorant le premier anniversaire de l’attentat de Paul Collette contre Laval et Déat, il s’abstient de le signer. De même, la brochure de propagande Qui est Pierre Laval ? qu’il a rédigée paraît anonymement chez Flammarion en décembre ; elle demeure du reste anonyme encore aujourd’hui au catalogue de la BnF. Laval lui-même paraît n’avoir utilisé que parcimonieusement les talents de son prestigieux collaborateur. « Huit heures de travail perdues », note ce dernier quand le Président (ainsi qu’il désigne constamment Laval) s’abstient de prononcer l’éloge funèbre de Mgr Baudrillart dont il lui a confié la rédaction.
Ce relatif sous-emploi a permis à Morand de consacrer d’autant plus de temps à son journal, dont Bénédicte Vergez-Chaignon souligne à juste titre la richesse documentaire exceptionnelle. C’est Vichy au jour le jour, croqué sans fioritures par un témoin impitoyable à la plume rapide et précise. Le point culminant en est probablement la période qui précède et suit immédiatement le débarquement américain au Maroc le 8 novembre 1942 : la confusion ambiante en ressort de manière saisissante. Si Laval apparaît souvent dans ces pages comme un administrateur brouillon et velléitaire, qui aime faire parler ses collaborateurs à la « popote » quotidienne de l’Hôtel Majestic mais, de nature méfiante, s’en remet toujours à ses propres capacités, qu’il surévalue à coup sûr, Morand nous livre de lui un portrait extraordinairement parlant, au point qu’on se demande parfois s’il le cite ou parle en son nom propre. Outre Laval, il n’est guère de figure de premier plan du régime qui n’apparaisse dans le Journal, de Jean Jardin à Abel Bonnard et de Jean Bousquet à Fernand de Brinon.
Tout en faisant état des désaccords profonds et des rivalités permanentes qui séparent les partisans de la Collaboration, Morand en approuve pleinement le principe. Confortée par l’invasion de l’URSS par les forces nazies, sa position ne semble pas ébranlée lorsque la victoire de ces dernières, à partir de la fin 1942, semble de plus en plus incertaine. Quoi qu’il ait prétendu par la suite, il est douteux qu’il ait émis la moindre réserve sur la fameuse déclaration faite par Laval le 22 juin 1942 pour souhaiter la victoire de l’Allemagne par crainte du bolchevisme. Il verrait d’un bon œil, écrit-il le 15 août 1942, la France « s’aligner franchement sur le régime nazi ». Bref, les vues politiques qu’il exprime, comme de voir dans l’anglophilie le fer de lance du péril rouge, ne témoignent pas d’un discernement très fin. Lui-même finit par en détecter l’aspect irrationnel lorsqu’il note, le 1er mai 1943 : « Le dégoût de tout un pays a une saveur amère que je goûte beaucoup. »
Des plaisanteries à l’acquiescement
Il est navrant de devoir ajouter que l’antisémitisme de Morand, dont les racines sont obscures même si son mariage avec Hélène Soutzo y a sans doute contribué, se donne libre cours dans ce Journal de guerre. Au niveau le plus superficiel, ce sont des plaisanteries mondaines que le contexte rend encore plus révoltantes et des histoires prétendument drôles d’une bêtise à pleurer. Au niveau le plus scandaleux, c’est une apologie des mesures les plus ignobles qui ont à jamais déshonoré Vichy.
Morand se révèle ici un antisémite délirant, voyant des Juifs partout – désignant ainsi son collègue de l’ambassade de Londres Boniface de Castellane, fils du célèbre Boni et d’Anna Gould, presbytérienne on ne peut plus WASP, comme un « demi-juif américain » – et reprenant à son compte des divagations complotistes dignes des Protocoles des sages de Sion. Bien que prévenu par tout Vichy contre la canaillerie du tristement célèbre Darquier de Pellepoix, il le fréquente éhontément et voit en lui « un homme intelligent, courageux, de bon sens » dont il semble partager ses vues. Quant à sa prétendue ignorance de la « solution finale », comme il en a fait état par la suite, il en fait justice lui-même à mots à peine couverts. Dans ce contexte, sa vaine intervention pour tenter de sauver Irène Némirovsky, et celle, réussie, d’Hélène Morand pour sauver la cantatrice Marya Freund, ne rachètent, hélas, pas grand-chose. S’il faut interpréter comme une marque de sympathie l’adjectif « affolé » quand Morand évoque l’appel téléphonique de Michel Epstein, époux de Némirovsky, elle est bien la seule de tout le volume.
Sur le plan personnel, Morand ne sort donc pas grandi de la lecture de ce journal. Mais, comme on l’a dit pour Céline (qui fait quelques apparitions dans ce livre), il n’est pas nécessaire de suivre dans ses égarements les plus absurdes et les plus odieux un écrivain qu’on a d’autres raisons d’admirer. En livrant à la postérité ce document qui l’accable, et en autorisant la publication, Morand devait se rendre compte sous quel jour il apparaîtrait.
Connue pour ses nombreux travaux sur la période, notamment des biographies de Pétain, du docteur Ménétrel et de Bonnier de La Chapelle, l’assassin de Darlan, Bénédicte Vergez-Chaignon était toute désignée pour se charger de la présentation de cet inédit et pour tout ce qui concerne Vichy ses notes sont précieuses et éclairantes. Elle paraît moins assurée dans d’autres domaines. Dans la partie londonienne, une allusion pourtant transparente à Lady Diana Cooper lui échappe et, en admettant que Morand ait écrit « Rosamund » (pour Rosamond) Lehmann, il n’est sûrement pas responsable de « Glencorner » (pour Glenconner). La musique ne semble pas être son fort non plus : elle laisse passer une référence à La Vivandière de Benjamin Godard, et « spécialiste des drames lyriques » (à propos d’Henry Février) ne veut rien dire.
Les lecteurs auxquels il faut apparemment rappeler en note ce que veut dire l’Anschluss et que Mallarmé est l’auteur de L’Après-midi d’un faune sont-ils capables de deviner que « la Sardine » désigne la bonne amie de Daladier, Marie-Louise de Crussol (« la sardine qui s’est crue sole », fille d’un industriel de la conserve de Lorient) ? N’y a-t-il eu personne chez Gallimard, qui a pourtant édité Venises, l’un des plus beaux livres de Morand, pour reconnaître le nom de Charlie Beistegui ? Mais le pompon revient au « Coulis de Serraut » (pour Coulée de Serrant) : la France serait-elle devenue un pays de buveurs d’eau ?
L’ennui, quand on publie un inédit, est qu’un déraillement de ce genre peut en cacher d’autres. Et pourtant les mots ou de noms laissés en blanc ne manquent pas dans ce volume ! Les [sic] non plus, hélas, car ils sont souvent superflus, voire carrément malvenus : l’édition scientifique ne saurait être confondue avec la correction d’une copie.
Ces menues réserves sur l’édition de ce premier volume n’empêchent pas d’attendre le second avec impatience. Souhaitons qu’il comporte une bibliographie, car cette accumulation d’op. cit. (au sens, qui n’est pas celui d’opere citato, de « référence donnée plus haut », sans vous dire où) n’avance pas à grand-chose dans un livre de cette taille.
Vincent Giroud
Paul Morand. Journal de guerre, I : Londres – Paris – Vichy, 1939-1943. Édition établie, présentée et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon. Paris, Gallimard, 2020 (« Les Cahiers de la NRF »).