Illégal / Immoral : la prostitution dans l’impasse

On l’a observé : les débats sur la prostitution n’avancent pas. Les options de politiques publiques sont les mêmes depuis près de deux siècles : interdire et sanctionner  / reconnaitre et réglementer / ignorer et tolérer (ce qui était la position du droit français pendant longtemps).  Les positions philosophiques sous-jacentes sont elles-aussi bien connues.

Abolir et sanctionner

Pour les uns, il faut interdire la prostitution et la transformer en délit correctionnel : elle procède d’une situation répréhensible (la domination masculine, l’infériorité économique des femmes), et elle attente à une norme morale supérieure, la dignité de la femme, notion qui remplace dans ce discours la morale à fonds religieux d’autrefois ; et peu importe le consentement individuel des prostituées : il est dénué de pertinence.

Ainsi qu’elle l’était autrefois, la prostitution est jugée immorale, soit en langage moderne: contraire aux valeurs sociales qui doivent désormais régir la société et chaque vie privée, et la seule solution est l’interdiction et la sanction des récalcitrants. Seule innovation par rapport aux années 45-50 : on imagine cette fois de sanctionner le client. La charge est simple et véhémente. Il s’agit de sanctuariser la sexualité féminine, hors commerce désormais, et de lui donner un statut juridique qui l’abstrait de la décision individuelle.

Cette position fait souvent l’impasse sur les formes masculines de la prostitution hétérosexuelle, et aussi, comme le rappelle les esprits acides dans le sillage de Simone de Beauvoir et d’Andrea Dworkin, sur l’élément de prostitution qui serait présent dans tout mariage hétérosexuel (statut matériel contre faveurs sexuelles).

Quant à la sanction de la prostituée et du client qui découlerait d’une réglementation abolitionniste, elle  est troublante au regard des principes de droit pénal : une transaction commerciale serait sanctionnée, alors qu’elle recueille le consentement des deux parties et ne cause aucun trouble matériel à l’ordre public, parce qu »elle heurte un principe dont on a désormais une nouvelle conception. Certes, il existe déjà une évolution et des  prohibitions analogues, par exemple en droit civil (la nullité des contrats de vente d’organes ou ceux qui permettent la gestation pour autrui, en vertu des articles 6 et 16-7 du Code civil) ou en droit administratif avec la célèbre interdiction du lancer de nains au nom de la protection de la dignité de la personne humaine « alors même que serait assurée la sécurité de la personne en cause et que celle-ci se prêterait librement à cette exhibition contre rémunération », selon le Conseil d’Etat en 1995 . Mais le recours au droit pénal, et en principe au délit correctionnel, fait changer de registre.

Au demeurant, s’observe ici le grand paradoxe de l’esprit actuel en matière judiciaire : dans un mouvement général de moindre sévérité pénale, le législateur sous pression de l’opinion sait fort bien créer de nouveaux délits et alourdir les sanctions quand la sexualité est en jeu – et fait ainsi du procès un rituel de conjuration comme un autre, ajoutera-t-on.

Reconnaitre et réglementer

Pour d’autres, il n’est pas acceptable que les principes moraux dominants, désormais à fondements féministes, conduisent à écarter la volonté des personnes prostituées quand celle-ci s’est exprimée librement. La clef de l’argument est libérale ou libertaire. Il faut éviter que sous la pression d’une nouvelle conception, l’Etat ne vienne régenter les comportements privés. La liberté personnelle a été gagnée contre les églises, et une nouvelle église ne doit pas transformer son catéchisme en normes de droit pénal. La dignité qui est le concept-clef du raisonnement abolitionniste, n’est qu’un masque, celui du groupe qui veut imposer sa loi.

Certes, le souci de libéralisme et le refus de l’ordre moral sont heureux, et les concepts de dignité de la personne ou de dignité de la femme sont juridiquement dangereux s’ils servent à disqualifier le choix personnel. L’infériorité économique des femmes est néanmoins une réalité, et le libre consentement à la prostitution est souvent une fable. Que vaut le consentement d’une droguée à la recherche de ce qui finance sa dose ? A tout le moins, en se gardant de contester le consentement qui s’exprimerait librement, chose toujours problématique dans une société libre, il est certain que la prostitution n’est pas un métier comme un autre. Elle est immorale, en ce simple sens qu’elle est hors-norme par rapport aux conceptions communes et souvent, selon ce que l’on sait, la solution à des parcours personnels hors-normes eux aussi.

Pour d’autres encore, mais ce point de vue est peu défendu ouvertement, la prostitution est une réalité qu’on ne fera pas disparaitre par voie législative. C’est une fonction assurée dans toutes les sociétés, et assumée en l’occurrence par une population malheureuse qui est à comparer aux intouchables de la société indienne, les « dalits ». On peut bien réformer le système des castes et même les abolir en droit, les métiers qu’exercent les intouchables resteront ce qu’ils sont : humbles, jugés dégradants, impurs par la société mais, appelés par la vie collective, ils seront forcément exercés par quelqu’un. Il n’y a pas de société sans intouchables ; mieux vaut le reconnaitre et les aider quand ils se décident à quitter leur condition. La solution n’est pas juridique.

En tout état de cause, les positions sont figées.

Immoral, illégal

Il faut peut-être changer de prisme. Le débat philosophique est intéressant mais ne fait pas assez ressortir une distinction pourtant critique : l’immoral et l’illégal relèvent de deux ordres différents. C’est un choix politique que de passer de l’un à l’autre, et les paramètres du choix ne relèvent pas de la seule préférence individuelle ou collective.  Dans une certaine mesures, passer de l’immoral à l’illégal suppose de répondre à des conditions qui ont une certaine dose d’objectivité.

Rendre la prostitution illégale et la sanctionner pénalement, à supposer que cela soit nécessaire et possible, c’est d’abord mobiliser les forces de l’ordre, les tribunaux et les centres pénitentiaires, et mettre toute une série de comportements privés sous surveillance de l’Etat. Rien d’anodin.

C’est aussi les retirer des affectations qui sont les leurs aujourd’hui pour les réaffecter à la lutte contre la prostitution, et supposer que cette nouvelle priorité correspond à une demande sociale.

C’est enfin se donner les moyens de vérifier que l’intervention de l’Etat répressif, d’une part, ne conduit pas à des empiètements indus sur les droits individuels (principe de proportionnalité) et, d’autre part, atteint objectivement le but qui lui est assigné.

Or le mouvement abolitionniste s’est toujours révélé incapable d’apporter ces preuves. Il veut que soit décrétée l’immoralité de la prostitution au nom des droits de la femme, et que le décret (la loi en fait) comporte des dispositions pénales. Il ne s’occupe ni des priorités en matière de politique pénale, ni de leur efficacité, et moins encore des risques d’atteintes aux libertés.  On lira avec profit et étonnement, sur ce lobby qui se sert de la prostitution (mais se fiche des  prostituées) et sur son peu de goût pour les preuves, l’article paru dans Le Débat de novembre-décembre 2012 sous la plume  d’un sociologue belge, « Le militant, l’idéologue et le chercheur ».

Conclusion : il n’est pas heureux de plaider que la prostitution soit un métier comme un autre, sans rien d’immoral pourvu qu’il soit exercé librement,  et pour autant, il ne serait pas heureux de la rendre illégale.  Ce serait donner une satisfaction de papier, mais non dénuée de conséquences pratiques, à un lobby culturel qui ne s’illustre pas par son souci de la complexité sociale, celle des prostituées et celle des clients, ni par le souci des faits.

Une loi ne résoudra rien.  Le monde est compliqué, et le droit très peu de chose.

Stéphan Alamowitch

A lire

Le Débat, novembre-décembre 2012, Jean-Michel Chaumont, « Le militant, l’idéologue et le chercheur »

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