L’œuvre de Louis Dumont (1911-1998) demeure largement méconnue hors de l’anthropologie et des études indianistes, malgré son ampleur et son intérêt, et ce, en dépit des efforts du philosophe Vincent Descombes et de sociologues proches de ses travaux, comme Irène Théry ou Alain Ehrenberg. Pourtant, le « holisme méthodologique » de Dumont, porté par certains concepts spécifiques comme « hiérarchie de valeur », « totalité » ou « individualisme », contribue à porter un regard original sur l’idéologie moderne dans son ensemble, et la démocratie libérale en particulier. En ressortent éclairés sous un nouveau jour les débats contemporains à propos du pluralisme social et culturel au sein de toute société démocratique, visant notamment à examiner les conditions de possibilité de l’individualisme moderne, tout en interrogeant le slogan de « l’égalité dans la différence », véritable lieu commun des prétentions contemporaines à la reconnaissance identitaire.
De l’Inde à l’Occident : un parcours intellectuel
Après une première enquête réalisée dans le Sud de la France (qui sera publiée en 1951 sous le titre La Tarasque), le jeune Dumont passe deux ans en Inde du Sud en 1949-50, s‘installant chez les Tamils dans la sous-caste des Pramalai Kallar, source d’une monographie remarquée documentant rigoureusement leur organisation sociale et religieuse. C’est surtout à partir d’Homo Hierarchicus, publié en 1967, que Dumont acquiert une notoriété internationale. Sous-titré « Le régime des castes et ses implications », cet ouvrage a constitué un événement considérable pour le milieu de l’indologie, dont les conséquences intellectuelles s’avèrent toujours perceptibles aujourd’hui. A partir de cette synthèse, Dumont va retourner « le miroir indien » vers sa culture propre, afin d’en caractériser les aspects les plus intrinsèques. Cette orientation se traduira par trois ouvrages majeurs, qui dérouteront ses collègues anthropologues par leur apparence – une histoire des idées –, tout en soutenant la perspective comparative revendiquée. Homo aequalis I, paru en 1977, propose une étude de la « genèse et de l’épanouissement de l’idéologie économique », conçue comme sphère constitutive de la modernité individualiste, en relisant les écrits de Quesnay, Locke, Mandeville, Smith ou Marx. En 1983 paraît l’ouvrage le plus connu de Dumont, les Essais sur l’individualisme, qui proposent une « perspective anthropologique sur l’idéologie moderne », en trois parties : une genèse de l’individualisme moderne, une analyse du totalitarisme nazi et de ses fondements culturels compris comme pathologie de l’expérience moderne, et en dernier lieu, une réflexion sur la méthode comparative en anthropologie, sous la figure tutélaire de Marcel Mauss. Enfin, Homo aequalis II, sorti en 1991, s’intitule « L’idéologie allemande » et entreprend une comparaison des deux « variantes nationales » de la dynamique moderne qu’incarnent la France et l’Allemagne. Dumont concentre son étude sur l’idée-valeur de Bildung, « formation de soi-même » comprise comme institution essentielle de la culture allemande (Troeltsch, Thomas Mann, Humboldt et Goethe) et touchant des domaines aussi divers que la philosophie, la religion, la politique, l’art ou la littérature.
La méthode holiste : totalité, hiérarchie de valeurs et comparatisme
L’ambition inhérente au projet de l’anthropologie sociale de Dumont, dans le sillage de Marcel Mauss et de l’école durkheimienne, consiste initialement à offrir une compréhension comparative des sociétés humaines les plus différentes, les plus étonnantes pour nos propres évidences. Il ne s’agit pas de s’adonner à une vaine collection de données exotiques, ou d’appliquer sans réflexivité les catégories de la science sociale occidentale aux civilisations diverses du monde, les inscrivant ainsi dans une échelle historique linéaire et évolutionniste, comme le font nombre de nos contemporains en y discernant d’emblée des « rapports de pouvoir » ou de la « domination masculine ». Certes, rappelle Dumont, la démarche de l’anthropologie repose fondamentalement sur l’unité du genre humain, et seul cet universalisme moderne fonde l’ambition scientifique. Cependant, saisir que « les hommes ne sont des hommes que par leur appartenance à une société globale, déterminée, concrète », c’est admettre que cette « société du genre humain » ne peut constituer qu’une abstraction, un idéal paradigmatique. D’où la défense d’un universalisme a posteriori, alimenté et transformé par la comparaison, qui, s’il conserve l’individuo-universalisme moderne comme valeur sociopolitique ultime, s’oblige à « passer par la société » pour aller de l’individu à l’espèce.
Cette tension entre universalisme et particularisme constitutive de l’approche anthropologique rend nécessaire une démarche comparative, fondée sur un véritable décentrement. En face d’une société étrangère, l’anthropologue « ne pourra communiquer avec les gens qu’il veut étudier que lorsqu’il aura maîtrisé la langue qu’ils ont en commun, qui est le véhicule de leurs idées et valeurs, de l’idéologie dans laquelle ils pensent et se pensent ». Et puisque l’anthropologue transporte spontanément avec lui un « système de références », le détour imposé pour vivre dans la société étudiée le force à se « déprendre » de ses catégories initiales, au moins en partie. Ainsi se dessine une comparaison féconde, une tentative d’appréhender d’autres valeurs afin de « réaliser une ‘mise en perspective’ de la société moderne par rapport à celles qui l’ont précédée et qui lui coexistent ». La tâche de la traduction met en présence non pas un individu avec d’autres, mais deux langues, deux cultures, deux systèmes de catégories, conçus comme « totalités ». En insistant sur la différence initiale, il s’agit de dégager au final une notion plus universelle, puisque qu’elle fournira le plan même de la comparaison. Dumont présentera ses études sur la modernité comme « anthropologiques », cherchant à aborder les concepts les plus familiers (le politique, l’économique, l’individu) dans une perspective comparative. La proposition « universaliste » propre à la modernité libérale, et notamment son projet politique démocratique, en ressort, sinon contestée, tout du moins largement réévaluée et complexifiée.
Cet « humanisme élargi » par la comparaison constitue la finalité du « holisme méthodologique » associé au nom de Louis Dumont. Pour Dumont, une sociologie (au sens large) peut être dite holiste « si elle part de la société globale et non de l’individu supposé donné indépendamment ». Or, une société, avec les institutions qui la constituent (institutions au sens maussien, allant des coutumes les plus implicites aux ordres juridiques les plus formels), doit être conçue comme pourvue d’une cohérence propre, d’un sens global, sous-tendue par des « valeurs ». C’est ce que Dumont nomme une « idéologie » : un ensemble de représentations et d’idées-valeur, à caractère tant cognitif que normatif. L’idéologie ne spécifie certes pas l’ensemble de la réalité sociale, mais oriente les perceptions, jugements et actions sociales en fonction d’une hiérarchie de valeurs particulières. Il n’est pas question ici de préférences purement subjectives, mais de la pluralité des fins et des niveaux d’expérience où s’inscrivent les activités humaines. Un ordre de préséance distingue des valeurs supérieures, celles-ci n’existant que parce qu’elles englobent des valeurs subordonnées, reconnues comme telles, et donc signifiantes dans un autre contexte. Le holisme méthodologique repose sur la connaissance des principes d’intelligibilité des pratiques et des pensées, pour autant que celles-ci font système du point de vue du sens : cette cohésion n’est pas une interdépendance causale, empirique, mais relève d’une cohérence intellectuelle, qui est celle des règles, des valeurs et des principes normatifs. Il s’agit d’un esprit social, d’un « esprit objectif » comme dit Descombes, définissant des usages établis et des significations communes.
Si, pour ses contempteurs, le « holisme » promeut une sorte de « sujet collectif » (nation, race, classe sociale), aux relents fortement déterministes, négateur des libertés et des droits individuels, il s’agit là d’une complète mécompréhension. Du point de vue ontologique, les institutions, les règles, les valeurs n’existent que parce qu’il y a des gens pour les faire exister, selon des pratiques conformes à ces normes sociales. Contextualiser les pensées et valeurs individuelles ne revient pas à les transférer dans un « super-sujet » pourvu de conscience, de jugement rationnel et de volonté : cela revient au contraire à souligner la présence du social dans nos esprits.
C’est à partir de l’exemple indien, paradigme d’une société holiste définie par une hiérarchie de valeurs fortement explicite, que Dumont va s’intéresser à la modernité, sous le signe de la « révolution moderne des valeurs », à l’instar des inspirations originaires d’un Durkheim ou d’un Weber.
Une autre approche de la démocratie libérale
Dumont définit la modernité comme la société où « l’individu est érigé en valeur suprême », selon une « configuration individualiste ». Dumont n’utilise pas ce terme d’individualisme dans un sens péjoratif (égoïsme) ou laudatif (liberté), mais, dans le sillage de Tocqueville, d’abord comme l’affirmation sociale d’une valeur : ce sont donc les sociétés qui sont individualistes, et non directement les individus. Dumont distingue d’ailleurs l’individu empirique, être pensant, parlant et voulant, présent dans toute société, et l’individu moral, autonome et rationnel, valeur prééminente de notre vivre-ensemble. Dans sa prétention à fonder la société à partir d’une juxtaposition d’individus rationnels et originellement déliés – que ce soit selon le schème contractualiste ou un mécanisme « naturel » de régulation et d’interactions -, l’idéologie individualiste propre à la modernité néglige le trait holiste consubstantiel à toute existence sociale : la « présence du social dans l’esprit de chaque homme », qui emporte comme corollaire que « la perception de nous-même comme individu n’est pas innée mais apprise, (…) elle nous est prescrite, imposée par la société où nous vivons », laquelle « nous fait une obligation d’être libres » (Dumont). Par ce biais, il est possible d’envisager une genèse de l’idéologie moderne, à partir de l’examen de ses valeurs fondamentales. Ainsi, la valeur suprême de l’individu dans la société libérale appelle-t-elle un certain de nombre de valeurs corrélatives (dont l’égalité en droit, la liberté morale ou encore la nation comme « société des individus »), tout en se combinant au sein de chaque culture particulière avec des éléments holistes locaux, ce qui donne une appréciation différenciée de la modernité (sous l’aspect de « variantes nationales »).
Au cours du 20e siècle, certaines sociétés se sont efforcées de reconstituer une totalité sociale fermée (au nom d’une race élue, d’une classe messianique ou d’une nation homogène) sur un mode artificialiste (l’action politique), tout en accordant à cette « unité » les attributs les plus spécifiques de l’individu moderne : conscience universelle, objectivité rationnelle, volonté de puissance, maitrise et arraisonnement du monde naturel. On retrouve ici les particularités de « l’individu collectif », le « super-sujet » décrit plus haut comme « pseudo-holisme ». Pourtant, si holisme et individualisme comme idéologies globales sont bien exclusives l’une de l’autre, leur présence en tant que principes est nécessaire dans toute société, mais à des niveaux différenciés et hiérarchisés.
En effet, rappelle Dumont, « l’individualisme est incapable de remplacer complètement le holisme et de régner sur toute la société… de plus, il n’a jamais été capable de fonctionner sans que le holisme contribue à sa vie de façon inaperçue et en quelque sorte clandestine ». C’est que la valeur individualiste, si elle est bien devenue prééminente dans nos sociétés par l’élévation des droits humains au statut de principe supra-social universel, ne peut effectivement s’incarner qu’au sein d’une société particulière. Dumont ne réclame donc aucunement un retour à une société holiste, puisqu’il défend la valeur individualiste centrale à la modernité, mais plutôt une conscience plus lucide de la part de principes holistes dans toute vie humaine pour autant qu’elle est une vie en société, à titre de conditions de possibilités de l’individualisme. L’idéologie de l’individu indépendant se heurte implicitement à la conservation de « totalités partielles » comme lieux de transmission de la culture et du sens (famille, école, associations), mais aussi à la réintroduction nécessaire de principes dits « sociaux » contre « l’utopie libérale », à doses variables selon les pays, comme les services publics, les systèmes d’assurance sociale, les diverses régulations du marché, etc.
Cette analyse porte à conséquence pour la compréhension des sociétés libérales contemporaines. Le slogan le plus récurrent dans les dernières années réclame « l’égalité dans la différence ». Dans un raccourci saisissant, Dumont indique que « si les avocats de la différence réclament pour elle à la fois l’égalité et la reconnaissance, ils réclament l’impossible ». En effet, si reconnaître implique évaluer, et évaluer signifie hiérarchiser, alors nous sommes devant un choix entre deux formes possibles de reconnaissance de la valeur de l’existence d’un groupe. D’une part, une reconnaissance égalitaire, qui réclame la fin d’une discrimination, d’autre part une reconnaissance hiérarchique, qui exige un statut spécifique et différencié. La confusion actuelle pousse ces revendications à se présenter toutes deux dans le langage des droits individuels. Ceci est certes valide pour les demandes d’inclusion dans le lien social sur un mode égalitaire, selon une requête d’indifférenciation, conforme à l’idiome individualiste légitime. La reconnaissance de l’autre comme un égal n’est pas la reconnaissance de l’autre comme un « autre », dans sa différence, mais justement la reconnaissance de l’autre comme n’étant pas vraiment autre, quelles que soient son origine culturelle, son orientation sexuelle, ses convictions religieuses, etc.
Ces déterminations concrètes ne sont pas niées, mais subordonnées en valeur dans un contexte précis. En revanche, dans le second type de revendication, la demande de reconnaissance hiérarchique exprime une résistance à la menace d’indistinction. Lorsqu’est réclamée l’utilisation d’une nouvelle langue dans les actes publics, le port d’un vêtement religieux, ce ne peut être conçu comme un simple droit individuel, mais comme l’expression d’une manière d’être au monde, indissociable d’institutions socialisantes et fondamentales sur le plan symbolique. Il y va donc d’une nécessaire dérogation par rapport à la norme, d’une auto-détermination qui vise à l’affirmation d’autonomie d’un groupe. Pour Dumont, une démocratie « multiculturelle » s’avère au sens strict une contradiction dans les termes. Il est évident que le modèle républicain d’assimilation s’avère excessivement « individualiste », dans le sens où n’existe qu’un seul niveau d’appartenance politique, celui de l’individu (délié de ses attaches concrètes) à l’Etat. Mais paradoxalement, le multiculturalisme se révèle tout aussi individualiste, en croyant le lien social compatible avec l’absence de toute culture commune. Loin pourtant que la société se résume à un rapport de forces et à une violence symbolique entre genres, classes ou minorités, elle apparaît comme le fonds constitutif de leurs conditions d’existence et de leur affirmation. Ce qui manifeste l’unité n’est pas un même contenu dans les têtes, une même caractéristique sur les corps, une même façon de vivre un fragment de vie ainsi que se perçoivent parfois différentes minorités morales, religieuses ou sexuelles. La « culture commune » ne vise pas une homogénéité ou une ressemblance, mais la possibilité que différentes perspectives se correspondent, que s’élabore une concordance par relations dans un horizon commun, entretenu par l’appartenance à une totalité sociale, historique et politique.
Le holisme dumontien constitue une tentative de définition du social comme «esprit objectif», une pensée qui, loin de critiquer les valeurs égalitaires modernes au nom d’une nostalgie communautaire et réactionnaire, ou l’universalisme des Droits de l’Homme au nom d’un relativisme culturel et différentialiste, s’évertue au contraire à complexifier notre modèle idéologique par une « intégration hiérarchique des situations », qui recherche des « outils de tolérance » de l’autre. Car si l’égalité a pour contraire l’inégalité, la hiérarchie, pour sa part, tente de penser, dans une approche relationnelle, des niveaux différents qui accorderaient une place aux appartenances collectives tout en reconnaissant à la valeur de la «personne» une prééminence incontestée.
Stéphane Vibert
Stéphane Vibert est professeur titulaire à l’École d’études sociologiques et anthropologiques de l’Université d’Ottawa, et directeur de recherches au CIRCEM. Il est docteur en anthropologie sociale de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris), diplômé en sciences politiques et en sociologie comparative. Ses recherches portent sur la notion de « communauté » ainsi que sur la compréhension théorique et épistémologique du holisme dans les sciences sociales.