Voici, en marge de l’article Le retour de Francesco Jovine, le premier chapitre d’un roman mis de côté tant par son auteur que par ses exégètes pour les raisons indiquées dans cet article.
– Tu as pris Brunet ? avait demandé Riri, au moment de monter dans la voiture, à la domestique qui s’était installée dans le deuxième véhicule au milieu d’un amas de boîtes jaunes.
– Oui, avait répondu la domestique sans avoir bien compris la question, occupée comme elle l’était à se faufiler parmi tous ces bagages.
Les automobiles cessèrent tout à coup de pétarader et, après avoir bourdonné quelques secondes, elles démarrèrent.
Mademoiselle Riri s’était mariée ce jour-là et elle quittait l’agréable village de Raperonzoli, où elle était née, pour se rendre à Rome en compagnie de son jeune époux. Avec elle partaient sa maman, la domestique qui n’était plus de la première jeunesse, le chardonneret enfermé dans sa bonne vieille prison de barreaux et…
Brunet, non. Le chat, pour qui on avait fabriqué une cage en osier avec une porte fermée à l’aide d’un bout de corde, était resté sur un meuble de la salle à manger. Au moment du départ, Geltrude, la domestique, était passée à côté de lui deux ou trois fois, les bras chargés de paquets et de grosses boîtes, mourant de chaud et tout en sueur tant elle peinait, et elle lui avait dit :
– Attends, Brunet. Ton tour viendra aussi !
Mais, pauvre Brunet, son tour n’était jamais venu !
Il avait espéré jusqu’à la fin qu’on viendrait effectivement le chercher et, par dignité, il n’avait pas miaulé. Sa jeune maîtresse le lui avait dit depuis longtemps qu’elle l’emporterait avec elle.
– Toi, tu viendras avec nous, Brunet. À Rome. Quoi, tu n’es pas content ? Parce qu’à Rome il n’y a pas de souris ? Ça ne fait rien : moi, je t’en achèterai une en papier mâché, de celles qui ont un ressort dans le ventre.
Et elle lissait son poil noir et velouté.
Brunet ronronnait de joie, frémissant de plaisir sous la caresse de cette main douce, même si l’idée des souris en papier mâché ne lui plaisait pas vraiment.
Et maintenant ? On l’avait oublié, et enfermé dans une cage, par-dessus le marché !
Dans la maison silencieuse, il n’était resté que lui.
Quand il avait entendu le bruit sourd de la porte d’entrée qui se fermait, il avait poussé un miaulement désespéré, mais personne ne s’en était aperçu. Il avait ensuite entendu le vrombissement des automobiles et les voix de gens qui saluaient les voyageurs.
– Que tout aille pour le mieux, mademoiselle !…
– Tous nos vœux de bonheur, mademoiselle !…
Puis le bruit avait peu à peu diminué et le silence était revenu, interrompu seulement par le chant des grillons, las, étouffé, qui lui parvenait à travers les volets fermés.
Son malheur découlait de la distraction de la domestique. Brunet pensait que les distractions peuvent être la cause de terribles catastrophes et que lui, par exemple, il ne se laissait jamais distraire quand il donnait la chasse aux souris. Dans la cuisine, il lui état arrivé d’être distrait, par exemple quand il avait pris le rôti pour une souris d’une nouvelle espèce mais, depuis que la cuisinière lui avait jeté dessus une pleine marmite d’eau bouillante, il s’était corrigé et ne l’avait plus jamais été.
Un rôti de plus ou de moins, ce n’était pas, après tout, la fin du monde mais, à présent, c’était sa propre vie qui était en danger.
Maintenant qu’un morne silence l’enveloppait de toutes parts, Brunet pensait à son malheur. Ses maîtres ne reviendraient plus avant l’été suivant et, en dix mois, il pouvait mourir vingt fois.
Il mourrait et ne reverrait plus sa gentille maîtresse, il n’entendrait plus le rire vibrant de Riri. Tout espoir était perdu ! Inutile d’essayer de fuir ou, pire encore, de bouger : il risquait de renverser la cage et de trépasser dans une position inconfortable.
Il sentit son cœur se faire tout petit et miaula tristement, en roulant ses yeux jaunes.
Puis il repensa un moment à sa vie passée et conclut qu’il pouvait mourir serein : il avait toujours fait son devoir. À part l’un ou l’autre péché véniel de gourmandise, il avait travaillé honnêtement et mérité l’affection de sa maîtresse. En bon chat, il avait déclaré une guerre totale aux souris qui infestaient la maison et les avait toutes anéanties. Sauf une : Imprenable.
Mais elle, c’était une souris extraordinaire ; jamais, au cours de sa vie, il n’en avait rencontré de semblable. Elle mesurait vingt centimètres de long, avait des dents redoutables, une agilité d’écureuil et une ruse de renard.
Il l’avait poursuivie pendant deux ans sans jamais réussir à l’attraper. Elle avait été capable de lui échapper dans trois trous différents en cinq secondes, riant à gorge déployée chaque fois qu’il la ratait.
Maintenant elle mourrait de vieillesse.
Cependant, avant de mourir de vieillesse, Imprenable voulait ne pas mourir de faim. Toute la journée, effrayée par le grand remue-ménage qui avait secoué la maison, elle n’avait pas osé sortir la tête de son trou. Mais, à présent, elle sentait dans son estomac un picotement qui lui conseillait de faire une balade et elle mit le nez dehors après s’être lissé, d’une patte, un poil de ses magnifiques moustaches. Elle longea les murs et voulut passer la porte qui donnait sur l’escalier : fermée à clé !
Elle alla jusqu’à l’autre porte de la pièce : idem !
La fenêtre : fermée !
Elle alla jeter un coup d’œil dans le buffet : vide !
Elle regarda sous la table pour voir s’il y traînait une miette de pain : bernique ! Tandis qu’elle continuait son tour d’inspection, elle sursauta en entendant soudain un léger miaulement, puis, quand il eut cessé, elle jeta à la ronde des regards rapides et perçants.
Quel ne fut pas son étonnement d’apercevoir son terrible ennemi sur le canapé, enfermé dans une cage comme un malfaiteur !
Et elle partit d’un rire sonore.
Brunet lui demanda d’arrêter, puis, bien que cet éclat de rire l’eût profondément irrité, il lui dit avec une calme ironie :
– Rien ne sert de rire, ma chère : la chose n’est pas drôle pour toi non plus. Comme tu vois, les portes et les fenêtres sont fermées, le buffet est vide, par terre il n’y a pas une seule miette. Notre malheur est presque identique. La différence est la suivante : que moi je suis emprisonné dans une cage et toi dans une pièce. D’autre part, rappelle-toi que seuls les méchants rient des malheurs d’autrui.
La souris ne riait plus et elle répondit :
– Mais moi je peux toujours prolonger mon trou à l’intérieur du mur. Ça me prendra une, deux, trois semaines… mais, à la fin, je pourrai sortir à l’air libre.
Cette fois, ce fut Brunet qui éclata de rire.
– Et, entre-temps, qu’est-ce que tu mangeras ? Des plâtras ?
Cette réflexion frappa Imprenable, qui se gratta une oreille d’un air on ne peut plus préoccupé.
– Ben, alors on mourra de faim ensemble !
Puis elle ajouta :
– Apparemment, il n’y a vraiment aucune solution.
Mais, comme elle nourrissait une vieille rancune contre Brunet, elle voulut encore se moquer de lui et surenchérit :
– Sauf que ta mort sera plus terrible que la mienne ! Moi, je n’ai rien à manger et je me résigne ; mais pour toi, avoir sous les yeux une souris appétissante et ne pas pouvoir la toucher, ce sera un vrai calvaire !
– En ce moment, ça ne me fait ni chaud ni froid parce que, une fois que je t’aurais mangée et digérée, je serais encore dans la même situation. En revanche, je trouve que tu pourrais m’aider à sortir de cette cage en rongeant la corde ; et, à deux, sait-on jamais ? on pourrait toujours essayer quelque chose.
– Voyez-vous ça ! répondit Imprenable. Si je faisais ce que tu dis, quelques secondes plus tard je ferais la connaissance de ton estomac. Je n’ai pas la moindre intention de me faire manger. Je préfère encore mourir de faim.
– Je t’ai déjà garanti, répondit le chat, que je ne te ferai aucun mal. Et je t’ai aussi dit pourquoi. Et puis je te le jure, je te donne ma parole d’honneur que je ne te mangerai pas et que je te protégerai, si nous nous sauvons, contre tous les chats du monde.
Brunet devait dire la vérité : cela se lisait dans ses yeux.
Par ailleurs, la souris se dit que, s’il le fallait, elle parviendrait toujours à s’échapper.
Elle ne fit ni une ni deux, monta sur le canapé et se mit à ronger la corde. Quelques minutes plus tard, elle était coupée. Brunet sortit de la cage et s’étira voluptueusement, puis il serra Imprenable dans ses pattes et lui donna un baiser des plus affectueux.
Sous l’étreinte du chat, la souris pensa que sa dernière heure avait sonné, mais elle s’aperçut bien vite, à son grand soulagement, qu’elle s’était trompée. Ils longèrent les murs côte à côte, essayèrent d’ouvrir une porte. En vain. Quand ils n’en purent plus, ils se couchèrent sur le sol et attendirent la mort.
Peu à peu, la nuit tomba. Les grillons s’étaient tus. Le silence était profond dans la pièce sombre. On entendait seulement, de temps en temps, le bruit sec que faisait un ver, enfoui dans un meuble, en rongeant le bois.
Ils avaient faim. Brunet fut tenté, plus d’une fois, de dévorer la souris, mais il se domina, se disant que les chats honnêtes doivent tenir leur parole, dussent-ils en mourir. Soudain, il tendit l’oreille.
Francesco Jovine (1902-1950), Berlué (Palerme, éditions Remo Sandron, 1929), roman pour la jeunesse, traduit de l’italien par Jean-Pierre Pisetta