De ma mère, il faut le dire, j’ai hérité le goût des médicaments et de l’automédication, goût qu’on lui a souvent reproché mais qui n’a été pour rien dans son décès. Je suis son exemple : elle ouvrait la pharmacie toujours remplie en échantillons que mon père médecin recevait des laboratoires et examinait les notices ; elle vérifiait l’organe visé, puis sans rien demander, et surtout pas à son mari, elle avalait le nombre de comprimés indiqués, parfois plus. Le prétexte, c’était de se fortifier ou de prévenir une maladie. Sous son lit, de temps en temps, on trouvait des bouteilles de sirop bues d’un trait, « pour voir » disait-elle. Elle n’accordait pas d’importance à la section Effets secondaires, se disant que les statistiques seraient de son côté ; elle échapperait au mauvais sort, aux complications qui surviennent dans 0,1% des cas.
Quoique menue, elle avait une bonne constitution, et elle n’a pas dû se rendre à l’hôpital plus de deux fois dans sa vie, si je laisse de côté les accouchements. Les médicaments ne lui faisaient pas grand effet. Au pire, elle payait ses expérimentations de plaques rouges, de nausées, et d’un peu de fièvre. Dans les années 90, elle dut cependant, tout un mois, porter une perruque, un produit aux hormones lui ayant fait tomber les cheveux. Ce fut le seul drame de sa « carrière ».
Sa curiosité la portait vers les médicaments prescrits pour les palpitations ou le cancer, maladies qui ne l’ont jamais affectée, mais qu’elle essayait de conjurer, j’imagine. Elle aimait aussi les médicaments aux noms teintés de grec ou de latin, qui donnaient de la dignité à sa manie, Colchycine, Xanax, Deprivex, Motilium, Soretone…
Ses études de chimie lui avaient laissé des souvenirs et le goût des expériences : il lui arrivait de combiner deux médicaments dans l’idée qu’il en viendrait un effet inattendu, formidable, peut-être une avancée de la science. La vérité m’oblige à dire qu’elle avait aussi une prédilection pour les médicaments à la codéine, pour les anxiolytiques et pour les somnifères, si bien qu’on la retrouvait parfois en pleine journée, la voix pâteuse, l’œil trouble. La police dut un jour l’arrêter parce qu’elle zigzaguait entre les voitures, enchantée de sa promenade. Mais il ne faut pas réduire sa manie aux comportements désordonnés des dernières années. Ma mère avait foi en la science, en la médecine en particulier ; seulement, elle se passait des médecins, comme dans certains cultes on se passe de prêtres.
A son image, il me suffit de lire codéine sur une boîte pour que je veuille essayer le médicament. J’aurais besoin de vingt minutes pour nommer tout ce que j’ai expérimenté, depuis le Néocodion jusqu’aux antalgiques codéinés. Après un ou deux comprimés, j’ai une sensation d’apaisement, de calme. Je dors mieux, d’un sommeil plus profond. J’adore le moment où je sens un nuage épais, chaud, s’infiltrer de la pointe de mes cheveux au bout de mes orteils. Il se passe quelque chose. Le corps répond ; il s’échauffe. Un organe qui ne s’était jamais signalé ou celui qui s’était limité à un fonctionnement régulier, ennuyeux, se met à palpiter. Les poumons deviennent des cavernes. Les jambes ont des frissons, Après, le sommeil vient vite. L’alcool produit parfois ce genre d’effets, mais de façon grossière. Ma mère devait éprouver les mêmes sensations, et c’est un peu ma façon de la retrouver aujourd’hui. Nous échangions d’ailleurs souvent nos impressions, et surtout sur les somnifères, étant tout deux insomniaques. « Essaye celui-là, disait-elle, je l’ai testé. On s’endort sans perdre la mémoire, et au réveil sans mauvais goût dans la bouche » – deux défauts que nous détestions -, et elle m’en tendait deux comprimés (avec des conseil de modération).
Par prudence, je me suis constitué une réserve. Dans un coffre qui contenait des jouets, je conserve flacons, sachets et boîtes de gélules. Tous les grands laboratoires y sont : Glaxo, GSK, Roche, Pfizer, Sanofi, …, avec une section finale consacrée aux génériques. C’est classé par laboratoire et par organe, de la tête aux pieds, avec remplacement des produits qui ont passé leur date de péremption. Je suis à jour.
Malheureusement, ma santé est plus fragile que la sienne. Les médicaments contre le Parkinson m’ont mis dans un sale état. On m’a trouvé à plusieurs reprises sur le sol de la salle de bain, évanoui ou prostré. Ce n’est pas que j’en sois atteint, pas encore en tout cas, mais je voulais me préparer. Tout peut aller si vite. Un soir, on m’a conduit aux Urgences pour une grande purge.
Depuis la semaine dernière, ma famille a mis les médicaments sous clef. Ce n’est pas acceptable. Je ne nuis à personne. A ceux qui me critiquent, je réponds que les médicaments ne sont pas plus dangereux que les aliments, pas plus chimiques. Je soutiens que certains sont dotés de propriétés heureuses mais encore inconnues ; Il faut les essayer au delà des protocoles. Je suis prêt.
On me remerciera.
Je demande que l’on entende mes raisons, et qu’on me laisse sortir d’ici.
Pierre-Yves Delair