Voici un quart de siècle que François Furet (1927-1997) a disparu. L’abécédaire que propose opportunément Deborah Furet vient réveiller nos mémoires assoupies. Furet fut l’un des grands intellectuels français de la seconde moitié du siècle dernier, inlassable analyste de son temps à la lumière d’une histoire politique dont il fut l’un des plus subtils connaisseurs. Il en connut lui-même les tourments dès les années sombres. Spectateur engagé à la manière d’un Raymond Aron dont l’action et la pensée le marquèrent, Furet, à la différence de ce dernier, fut communiste dans les années 1950 avant d’engager une critique sans concession de toutes les contractures idéologiques qui accablèrent de plus en plus la gauche à la fin du XXème siècle et dont elle pourrait bien périr aujourd’hui. Sa mort coïncida presque avec l’effondrement d’une famille politique qui naquit sur les fonts baptismaux de la Révolution française, dont Furet fut aussi l’un des grands experts.
Cette fonction critique tournée vers sa propre sensibilité lui valut d’innombrables adversaires, à gauche, qui firent de lui l’un des responsables des « dérives libérales » dénoncées aujourd’hui par la « gauche radicale ». Il lui fut cependant moins infidèle qu’on ne le soutient parfois. Son anticommunisme eut une teinte libérale qui ne l’éloigna pas de toute la gauche : il maintint une collaboration régulière avec l’un des grands organes de la gauche intellectuelle, Le Nouvel Observateur, comme il cultiva des amitiés robustes au sein de ce milieu. Il œuvra même à une refondation de la gauche non communiste en présidant la Fondation Saint-Simon où se fréquentèrent syndicalistes, figures de la « deuxième gauche », haut-fonctionnaires et grands patrons.
Depuis quelques années, Furet est plongé dans un purgatoire où l’a placé un temps oublieux et ingrat. Le discrédit dans lequel a sombré la gauche de gouvernement n’est pas favorable à la mémoire d’un homme qui batailla longtemps contre toutes les simplifications idéologiques et ne dissimulait pas un goût certain pour la provocation assise sur un sens aiguisé de la répartie. Or, L’Abécédaire de François Furet, invitant à reparcourir une œuvre ample et diversifiée, où s’entrechoquent travaux savants et essais écrits d’une plume alerte, ouvrages copieux et articles ciselés, pousse le lecteur dans le retranchement d’une question aussi vaine qu’intrigante : face à notre monde désarticulé, qu’eût à nous dire François Furet ?
Tout dans son œuvre mélancolique – quoique l’homme ait toujours été un gourmand de l’existence – annonçait la fin : épuisement des grands récits, effondrement des idéologies, apaisement des passions politiques, achèvement de la Révolution française (celle qui, selon lui, « rentre au port » à la fin du XIXème siècle), extinction des révolutions. Fin d’un monde que certains qualifiaient de « fin de l’histoire », à la différence de Furet qui, trop profondément historien, savait qu’un tel constat n’avait guère de sens. A la différence de son maître Tocqueville, qu’il ne cessa de lire et de commenter, dont le libéralisme était si triste, le sien était mélancolique. Lecteur vorace des grandes œuvres, politiques ou romanesques, du XIXème siècle, Furet s’épanouissait dans cette époque, quoiqu’elle ait pu engendrer de monstres au siècle suivant. Il ne pouvait se consoler de sa disparition ouvrant sur tant d’incertitudes, tant d’illisibilité angoissante et de rêves barbouillés.
C’est ce que dégage notamment l’un de ses derniers écrits, résultant d’un entretien avec Paul Ricoeur. Comme il l’avait déjà noté dans son grand livre, Le Passé d’une illusion (1995), actant le décès de l’idée communiste après les catastrophes historiques auxquelles elle n’avait cessé d’être associée depuis les années 1920, le deuil de la révolution anémiait l’énergie politique des sociétés démocratiques : « Nous sommes si malheureux aujourd’hui que parce que nous n’avons plus d’idée révolutionnaire. Notre civilisation politique s’en trouve comme amputée ». Comment se réjouir cependant de la disparition des utopies, langage indispensable aux démocraties où s’expriment les besoins insatisfaits, les frustrations et les colères nées des injustices, les exigences engendrées par l’ennui ? La question hante le dialogue avec Ricoeur sans que Furet en trouve la réponse.
Quoiqu’un historien n’ait pour vocation ni pour compétence de prédire l’avenir – abandonnons cette fonction aux charlatans et aux politiques aveuglés par leur dogmatisme -, relire Furet, méditer ses interprétations du passé, ses analyses du présent comme ses anxiétés face à un futur n’obéissant plus aux « lois de l’histoire », n’est pas un exercice inutile. On l’imagine ainsi volontiers commenter un mouvement social comme celui des « gilets jaunes », un tournant politique de première importance comme l’évanouissement du Parti socialiste après celui du Parti communiste conduisant à l’affaissement général de la gauche se repliant sur des mythologies historiques comme en fait preuve la gauche radicale (rafraichissement de la Révolution française, réarmement du mythe révolutionnaire, retour d’une lutte des classes stylisée). De même, la voix de Furet manque dans le concert cacophonique visant le « wokisme » dont il aurait été sans doute un critique plus avisé que beaucoup d’autres, tant son expérience américaine l’avait tôt sensibilisé aux caricatures auxquelles pouvait mener la revendication de droits légitimes. Le vide idéologique qui inquiétait tant Furet à la fin de sa vie, lui qui pourtant n’avait pas émoussé l’autocritique de son propre communisme après avoir effectué tant de « gesticulation révolutionnaire », selon ses propres mots, offrait à cette nouvelle configuration politique un terrain idéal. Le politique saisi par les identités lui aurait constitué un beau terrain d’investigation dans le sillage de sa critique d’une démocratie réduite à la dilatation infinie des droits.
Comment cependant ne pas être frappé par le sentiment d’altérité que dégage la comparaison du monde de la dernière décennie du XXème siècle, durant laquelle Furet formula le plus nettement ce qu’il faut bien appeler sa philosophie politique, et le moment où j’écris ces lignes. De grandes questions ont surgi qui peinent à trouver chez François Furet l’éclairage dont profitent d’autres interrogations contemporaines. Furet est furieusement XXème siècle, parce qu’il est intellectuellement enraciné dans le XIXème. Insécables ces deux siècles, dominés par la Révolution française et l’idée nationale chimiquement pure, ont été travaillés par le progrès, la science, l’industrie, l’émancipation et une foi presque naïve dans l’histoire, une confiance, enfin, dans l’avenir qui délivrerait l’homme de ses maux. Cet accastillage idéologique est aujourd’hui en perte de vitesse.
L’œuvre en mouvement de Furet peut-elle cependant nous aider à nous ménager un chemin dans ce XXIème siècle postrévolutionnaire, où la sensiblerie semble avoir chassé la sensibilité, quand les émotions mièvres ont évincé l’alcool fort des passions révolutionnaires ? Quelle place accorderait-elle à la catastrophe climatique qui envahit de son pessimisme fataliste toute projection vers le futur ? Que nous apporterait-elle face à la guerre qui tonne aux portes de l’Europe, quoique Furet ait été contemporain de l’éclatement de la Yougoslavie qui ne suscita d’ailleurs chez lui que peu de commentaires ? La fin de l’Union soviétique ne marquait évidemment pas seulement à ses yeux la disparition d’un modèle politique qu’il avait fini par combattre avec vigueur. Elle mettait aussi un terme à un empire. Furet, pas plus que d’autres il est vrai, manqua de vigilance sur ce point, anticipant mal les conséquences géopolitiques d’un tel événement, lui qui, pourtant, fut l’auteur de pages si inspirées sur la Grande Guerre.
On pourrait sans mal allonger le questionnaire. Cet historien si attentif à la politique de son temps contemplerait sans doute celle qui s’affiche devant nos yeux avec la passion intellectuelle qui habitait l’observateur invétéré de ses contemporains qu’il était, mêlant souvent à ses constats autant de dédain que de mélancolie. On devine les pages qu’aurait suscitées la déprise idéologique, celle des vieilles idées enracinées dans les doctrines des deux derniers siècles, au profit d’une politique où les ressorts communicationnels semblent repousser hors d’elle tout effort doctrinal. Dans le sillage des analyses anciennes de Furet portant sur les fonctions politiques de l’antifascisme des années 1930, des développements, tout aussi vifs, pourraient utilement contribuer à éclairer l’antifascisme contemporain. La gauche n’y puise-t-elle pas toujours des remèdes à ses défaillances idéologiques ?
Face à ces enjeux, pour la première fois, Furet pourrait bien se trouver du mauvais côté de la vie intellectuelle. Communiste, quand le communisme s’imposait comme une évidence, quoiqu’il s’en soit détaché un peu plus tardivement que certains qui l’avaient quitté après l’invasion soviétique de Budapest en 1956, social et libéral dans les années 1980, quand le PCF et le marxisme se réduisaient à l’état d’une force d’appoint de la gauche et n’exerçaient plus beaucoup d’attraction sur les intellectuels, l’historien critique de la Révolution française, affirmant fièrement que celle-ci était « terminée », aurait aujourd’hui à affronter un étrange réveil des controverses la prenant pour objet. De quel espace disposerait-il sur une scène publique démocratisée et fragmentée où les « grands intellectuels » ont cédé la place à des successeurs plus nombreux et peut-être plus uniformes, à la singularité plus discrète. On peut donc tenir pour fondée l’idée qu’il existe, malgré les apparences, une actualité de François Furet, même et surtout peut-être prise « à contretemps ». Une bonne partie des questions qui l’habitaient continuent d’être au cœur de nos démocraties. Ce petit livre s’emploie à le montrer avec efficacité en proposant aux lecteurs des formules ciselées par un auteur ayant beaucoup fréquenté les avenues littéraires et politiques du XIXème siècle.
Christophe Prochasson
Directeur d’études (EHESS – École des hautes études en sciences sociales)
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