Le film de Todd Field, TÁR, n’a pas laissé la critique indifférente dans les pays où il est sorti. C’est le film du moment qui fait parler de lui. Qu’il soit encensé ou décrié, il y a consensus sur le fait que Cate Blanchett est magistrale, impériale et que sa performance saisissante est le résultat d’un investissement rare, puisqu’elle a appris l’allemand et s’est remise au piano pour être à la hauteur de rôle. Son talent est salué partout sans réserve aucune et la positionne déjà comme favorite pour le prochain Oscar de la meilleure actrice. Quant au scénariste-réalisateur Todd Field, on souligne que, depuis l’échec de son film Little Children, en 2006, il avait disparu des écrans et qu’il ressurgit quinze ans plus tard avec ce « grand film symphonique, inclassable et inquiétant » pour les uns, une «enquête sèche et rectiligne sur l’effacement d’un personnage » pour les autres.
Le film surprend de prime abord en plaçant le générique dépouillé (noms inscrits en blanc sur un fond noir) au commencement. Ce renversement temporel est emblématique de l’œuvre, puisque celle-ci ne nous convie pas, comme souvent, à l’ascension, puis à la chute d’un personnage hors du commun, en l’occurrence une femme cheffe de l’un des plus prestigieux orchestres du monde, le Philharmonique de Berlin, mais uniquement à sa chute, après une scène d’introduction, longue et quelque peu ennuyeuse, dont on comprend qu’elle joue le rôle d’exposition, de présentation du personnage au sommet de sa gloire. Le journaliste Adam Gopnik, du New Yorker, interprétant son propre rôle, retrace en effet en détails la carrière de la femme interviewée, devant le public béat d’admiration de la scène culturelle new yorkaise.
Dès le départ, le monde médiatique est acteur et spectateur, sans qu’il soit donné de comprendre comment la cheffe a réussi à tracer son chemin dans l’univers hyper élitiste et encore largement phallocentrique de la direction d’orchestre. Ses mérites et les récompenses dont elle fut honorée sont énumérés, notamment l’obtention de l’EGOT, c’est-à-dire du grand chelem des prix américains réunissant la télévision, la musique, le cinéma et le théâtre : cela suffit à poser un personnage hors du commun. Dès le départ, les discours prévalent sur la musique, Lydia TÁR exposant le rôle qu’elle accorde aux concepts hébraïques de teshouvah et de kavana dans sa pratique de la direction d’orchestre et de la maîtrise du temps, ainsi que son affinité pour Leonard Bernstein. Certes, on assistera à une ou deux séquences de direction d’orchestre, à l’interprétation d’un extrait du Clavecin bien tempéré de Bach, à une scène de composition (fort succincte, deux ou trois notes sont enchaînées sur le clavier) ; mais le spectateur qui s’attend à voir un film musical reste sur sa faim, la musique n’ayant qu’un rôle illustratif, voire décoratif.
Comme l’énonce Cate Blanchett elle-même dans une interview, « les deux personnages [la cheffe et sa compagne violoniste] auraient très bien pu être architectes, ou travailler dans le monde bancaire – ce qui aurait pu être un peu plus ennuyeux – c’est un film à propos du pouvoir ». En effet, Lydia TÁR, est avant tout un homme d’affaires et un homme de pouvoir. En jet privé ou en Porsche, elle parcourt à toute allure le monde et Berlin, enchaînant répétitions, master class, interviews, enregistrements, auditions, promotion de son autobiographie, dans un tempo qui laisse peu de place à l’émotion ou à la vie privée. Toujours habillée en pantalon, celle qui se dit « le père » de sa petite fille adoptive dans le couple qu’elle forme avec le premier violon de l’orchestre, interprété par Nina Hoss, prétend ne pas se définir par son sexe, ce qui est depuis la nuit des temps le propre de l’Homme représentant l’universel. Ainsi la lesbienne incarne-t-elle dans la première partie du film tous les travers de l’homme de pouvoir : froide, calculatrice, manipulatrice, sans compassion aucune, on découvre peu à peu que, telle un Weinstein au féminin, elle use de sa position dominante pour conquérir des jeunes femmes.
Le film présente donc une cheffe d’orchestre abusant du pouvoir comme essentiellement des hommes en ont fait la démonstration jusqu’à présent. Après tout, pourquoi pas, dira-t-on. La parité s’applique aussi aux vices ! Tout le paradoxe repose sur le fait que les femmes cheffes d’orchestre dans le monde forment encore une minorité, environ 8% au total, 62 femmes sur 778 orchestres. L’Allemagne s’illustre par un record : Joana Mallwitz à la tête du Philharmonique de Nürnberg serait actuellement la seule à diriger l’un des 120 orchestres que compte la RFA ! Et si l’orchestre philharmonique de Berlin jouit d’une longueur d’avance sur celui de Vienne, qui s’est décidé seulement en 1997 à recruter la première instrumentiste féminine (une harpiste), puisque jusqu’à cette date l’orchestre viennois ne comptait que des hommes, imaginer une femme cheffe d’orchestre dans la prestigieuse salle berlinoise relève encore de l’utopie. Avant même que la parité n’existe dans la profession, on l’applique aux pires déviations. S’agit-il de suggérer qu’il serait nécessaire de singer les hommes pour arriver, ou bien d’exposer au contraire les écueils à éviter ? Est-ce là un moyen de promouvoir l’accès des femmes à des professions qui restent encore des fiefs masculins ? Est-ce un hasard si la cheffe Marin Aslop s’est sentie attaquée et humiliée ?
Certes, le cinéma n’a pas pour mission d’être réaliste, de pallier les inégalités sociales ou de faire la leçon. Toutefois, les thématiques des genres (scène de la master-class où Lydia humilie un élève pan-genre), et de la cancel culture étant au centre du scénario, le spectateur est en droit de se demander quel message Todd Field veut envoyer au monde. Certains interprètent le film comme une tentative de casser les codes hollywoodiens qui se complaisent actuellement, pour se donner bonne conscience, dans le wokisme inclusif, que combat l’héroïne. Vu d’Europe, il est difficile d’en juger. De même que, vu d’Amérique, le spectateur n’ayant pas lu en détails le générique, ignorera probablement que la salle et l’orchestre ne sont pas ceux de Berlin, mais de Dresde, la capitale de la Saxe et sa Philharmonie jouissant d’un auditorium ayant une structure analogue à celui de Berlin, dite en « terrasses de vigne ».
Il faut reconnaître au film le mérite de résister à toute interprétation univoque. Le personnage incarné par Cate Blanchett est fascinant, parce qu’à partir d’un certain moment, sous la pression des acteurs de la cancel culture, la belle machine réglée comme du papier à musique se détraque, le métronome s’affole, le temps échappe à la maîtrise, la carapace bien lisse se fissure jusqu’à la déchéance, la désagrégation d’une vie et d’une célébrité, dont on ignore comment elles ont été élaborées. La question est de savoir si cette fascination n’est pas due au talent de l’actrice plutôt qu’à un scénario, qui repose sur des invraisemblances, des faux-semblants, des problématiques en trompe-l’œil et beaucoup d’ellipses, tout cela contribuant à créer le mystère, dont certes raffole le public, mais dont le fondement est avant tout fantasmé, comme le personnage titre lui-même.
Quand les scandales rattrapent Lydia TÁR, le film tourne au thriller psychologique. Insomnies, hyperacousie, cauchemars et la découverte brutale d’un Berlin aux antipodes de celui, feutré, de la musique, font éclater le masque de sérénité et de froideur jusqu’à révéler une folie, qui semble prendre racine dans un passé personnel ou collectif et ressurgit par hallucinations. Les immeubles de Berlin restés debout pendant la guerre (tel celui où se retire Lydia pour composer) sont hantés par de vieilles femmes à moitié folles ou exsangues comme si elles revenaient d’Auschwitz ; les caves de Berlin sont habitées par des monstres invisibles, mais brutaux et tortionnaires, comme si des anciens nazis y séjournaient encore… Pourtant Lydia est trop jeune pour avoir connu les atrocités de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme. Quand elle se réfugie dans sa famille, fort modeste, aux Etats-Unis, elle pleure, pour la première fois, devant un vieil enregistrement de Leonard Berstein, et cependant le spectateur n’apprend rien sur son passé. Il n’en reste pas moins que ce passé, évoqué essentiellement par des cauchemars ou hallucinations, qu’il soit personnel, familial ou historique, est toujours présent pour elle dans Berlin, comme si l’histoire traumatique du XXe siècle n’en finissait pas de hanter les consciences, alors qu’un peu plus à l’Est l’horreur se décline au présent, sous nos yeux.
Françoise Rétif
TÁR, Film américain et allemand de Todd Field. Avec Cate Blanchett, Noémie Merlant, Nina Hoss (2 h 38)