Documentaire très singulier que ce « Sugar Man ». Il arrive souvent, durant le film, qu’on soupçonne un canular et que Sugar Man n’existe pas. Or il existe et son histoire, sa personnalité de musicien rebelle font un excellent film.
Sixto Rodriguez, auteur de la chanson Sugar Man, commence par sortir deux albums de chansons réalistes, engagées, dans la tradition de Woodie Guthrie et de Bob Dylan, au tout début des années 70. Il est produit par des producteurs expérimentés liés au label Motown, mais le succès n’est pas au rendez-vous. Cet insuccès n’a aucune explication. Le niveau littéraire des chansons, le style vocal, les mélodies, tout aurait dû conduire Sixto Rodriguez au succès, à tout le moins au succès d’estime. Rien de tel, et Sixto Rodriguez, après deux albums sans acheteurs, retourne à son état d’origine, « construction worker » à Detroit, lui le mexicain de la deuxième génération.
Est-ce le lieu où il vivait, Detroit, qui se trouvait trop loin des métropoles à même de servir de tremplin, New York, San Francisco ou Los Angeles ? Est-ce sa réserve, qui lui faisait tourner le dos au public dans les bars où il jouait ? Ou ce patronyme hispanique qui ne correspondait pas tout à fait à l’image requise, à une époque où Robert Zimmerman devait se lancer sous le pseudonyme, plus anglo-saxon, plus littéraire de Bob Dylan ? On ne saura jamais.
Mais il se trouve que par hasard, au début des années 80, ses chansons parviennent en Afrique du Sud. Sans qu’on en connaisse l’auteur, elles deviennent la bande-son de la jeunesse blanche en révolte contre le conservatisme et l’apartheid. La scène rock alternative s’en inspire. Les copies de ses deux disques se vendent là par centaines de milliers. La censure, au burin, fait rayer des vinyles ses chansons les plus subversives, quoique elles n’aient pas été composées en considération de la situation sud-africaine. Rodriguez y est, vers 1990, aussi célèbre qu’Elvis Presley, dit l’une des personnes interviewées. Mystère et hasard de la transmission culturelle : c’est dans ses chansons âpres, sarcastiques, venues des marges de la société américaine, composées par un outsider, un « pas vraiment blanc », que se reconnait cette jeunesse blanche qui s’émancipe de la culture afrikaaner.
Un distributeur et un journaliste sud-africains enquêtent et retrouvent sa trace dans la région de Detroit. Il est bien vivant. Contrairement à ce que l’on croyait, il ne s’est pas tiré une balle dans la tête au milieu de son dernier concert. Ils le font venir en Afrique du Sud pour une tournée triomphale, dont les images d’époque, au camescope, sont mêlées au documentaire. Après cet épisode inattendu, Rodriguez rentre chez lui à Detroit et continue son existence retirée, humble.
Le film ne serait pas si fascinant si Rodriguez n’avait une personnalité hors-norme, celle d’un « working class hero » : conscience politique et détachement des choses matérielles. Il y a du sage, du philosophe dans ce Rodriguez, et de fait, l’intelligence de ses propos, leur finesse sont frapppants. Ses filles, interrogées, raconte une vie de pauvreté mais aussi de richesses culturelles et de valeurs morales. (Bizarrement, aucune interview de sa femme dans le film).
Cette empreinte laissée dans la culture de la jeunesse afrikaaner est difficile à comprendre, vu de si loin, si longtemps après – et pourtant les enregistrements faits lors des des concerts, au milieu des années 90, montrent une ferveur qui est réservée aux grandes vedettes, et qui est dirigée vers lui, l’ouvrier de Detroit oublié par toutes les maisons de disques américaines. (L’interview de son producteur, qui a probablement dû encaisser sans les reverser des royalties sur les ventes sud-africaines, est édifiante.)
L’intérêt du film vient de ces deux histoires déconnectées qui finissent par se rejoindre : celle d’un Bob Dylan qui reste pur et seul ; celle de la jeunesse afrikaaner qui se reconnait dans ses chansons et conteste l’establishment conservateur, raciste d’Afrique du Sud. Il est probable qu’aujourd’hui, par la grâce d’internet et de Google, il ne puisse plus y avoir de déconnection de ce genre. L’instantané est un fait acquis.
On regrettera que le film ne donne pas toujours les traductions de ses chansons, dont les thèmes et le style ne sont pas sans rappeler les meilleures « protest songs ». En revanche la photographie du film, surtout dans les passages aux Etats-Unis, est remarquable.
Stéphan Alamowitch
Sugar Man. Documentaire britannique et suédois de Malik Bendjelloul.