Il est difficile de recommander le petit ouvrage que donne Bertrand Schefer au sujet de Francesca Woodman, cette talentueuse photographe américaine disparue en janvier 1981, à 22 ans. Ce n’est pas une étude, ce n’est pas une biographie – et tout au plus peut-on y glaner quelques éléments de cette vie si courte. Ce serait une vraie évocation si le livre était plus précis, plus sérieux. Bertrand Schefer en reste malheureusement à des allusions à la vie de la photographe, à la sienne propre, et à la fascination qu’il éprouve pour elle et son œuvre.
Le livre est le récit d’une sorte de rêve où Francesca Woodman apparait dès l’âge de 13 ans, quand son père la dote d’un Yashica, quand elle commence à mettre en place les dispositifs qui lui permettront de construire nombre de ses photos : la grande pièce vide, délabrée, son corps nu, énigmatique, des objets incongrus, un noir et blanc sans ostentation, sans contrastes trop marqués, du flou parfois – tout le contraire des courants dominants de la photographie américaine à l’époque.
Très vite, elle devient célèbre, et l’œuvre de Francesca Woodman est aujourd’hui étudiée partout, au moins parce qu’elle comporte son lot d’énigmes et se prête à la glose universitaire : Francesca Woodman et la photographie américaine de son temps, Francesca Woodman et le gothique, Francesca Woodman et le surréalisme, Francesca Woodman et le féminisme, Woodman et le post-minimalisme, Woodman et la tradition de l’auto-portrait… On ne reprochera pas à Bertrand Schefer de n’avoir pas suivi les pas des spécialistes. Il n’était pas besoin d’un nouvel opus.
Etrange cependant qu’il ne s’attache pas à ce qui est probablement le prisme le plus utile pour cette photographe, le surréalisme, chez elle plus spontané que réfléchi. Etrange aussi de passer bien vite sur certains éléments biographiques qui auraient justifié un envol de l’imagination : que peut ressentir une enfant douée, née de deux enseignants d’art dont le talent n’a marqué personne ? Ont-ils montré à leur fille des reproductions de Magritte, de Chirico ou de Dali, comme ils devaient y en avoir chez eux et dans leurs salles de classe, à Boulder ? Comment a-t-elle pu regarder ces peintres, illustres dès cette époque, lors des cours d’histoire de l’art de la réputée Rhode Island School of Design ?
Et au sujet d’une si jeune fille, pourquoi n’avoir pas imaginé les débats existentiels de cet âge, si banals et pourtant si puissamment ressentis par les adolescents, pris dans des choix de vie et par des questions d’identité personnelle ou sexuelle ?1 Que faut-il faire de l’absence de tout érotisme dans ces photos nue, mais non de l’érotisme en tant que tel dans d’autres photos (le jeu sur le gant) ? Que dire de son suicide par défenestration en 1981, comment faut-il le relier à ces photographies de tombes et de fantômes qui s’effacent ? Bien des signes pointent vers le questionnement métaphysique, comme l’adolescence peut les connaitre, quand il faut définir le rapport qu’on aura avec le monde extérieur et choisir la part qu’on lui accordera. On songe aussi, autre plan et parce qu’il s’agit de très jeunes femmes, à ce chemin qui sépare les photos où Woodman se met en scène, comme un double, comme un fantôme, parfois floue, nue ou habillée, et cette profusion aujourd’hui de représentations de soi sur Instagram qui sont comme en réalité augmentée, hyper-réaliste en un sens, dans l’acquiescement au monde tel qu’il est. Schefer n’en parle pas. L’aller-retour entre l’oeuvre de Francesca Woodman et le présent pouvait appeler bien des questions qu’on ne trouvera pas dans ce livre.
Il est dommage en définitive que Bertrand Schefer ne passe pas plus de temps sur les photos de Francesca Woodman, plus diverses que son livre le suggère, ni sur son journal et qu’il l’évoque au fond si peu. La critique universitaire est un genre précieux mais qui épuise rarement les sujets (sinon comme on noie le poisson selon le vieux mot d’André Breton), et il y avait effectivement place pour une évocation de Francesca Woodman, mais plus imaginative, plus exigeante que ce qui est donné ici. Par nature, les écrivains ont des libertés qui sont refusées aux universitaires. Occasion ratée.
Piotr Wideltzky
Francesca Woodman de Bertrand Schefer (POL), 79 p., 15 euros.
Voir aussi :
Florence Henri au Jeu de Paume
Chris Killip, What happened 1970-1990
Berenice Abbott au Jeu de Paume
Notes
↑1 | Au demeurant, sans rapport avec les pauvres débats sur le genre comme on les connait en ce moment. |
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