La grève de la rédaction au Journal du Dimanche rappelle que la condition des journalistes est marquée par deux contraintes contradictoires : comme salariés, ils sont de droit tenus par un lien de subordination et doivent exécuter les ordres et directives de leur employeur ; comme journalistes, ils ont un devoir moral à l’égard de leurs lecteurs, de leur profession et de leurs pairs.
Cette condition s’est adoucie quand l’on a permis aux journalistes, depuis une loi de 1935, de quitter l’entreprise de presse à des conditions avantageuses s’ils cessent d’en partager les valeurs et en cas de changement de contrôle. Elle s’est aussi adoucie quand certains organes de presse ont adopté des chartes de déontologie, parfois de vrais accords qui accordent aux journalistes, individuellement ou collectivement, des prérogatives que le droit du travail n’accorde pas aux salariés. Participe enfin de cet effort de rééquilibrage la création de société de journalistes appelées à devenir actionnaires des sociétés éditrices, avec les droits associés à ce statut. Dans tous ces cas, il s’agit de donner aux journalistes le droit d’intervenir dans les décisions de la société éditrice.
Parmi les droits souvent réclamés par les journalistes, figure celui de désigner le directeur de la rédaction ou au moins celui de s’opposer à une nomination décidée par la direction. Les journalistes du Monde ont même obtenu un droit d’agrément permettant d’approuver ou de refuser tout changement de contrôle du capital, ce qui est hors norme. C’est bien ce type de droits que souhaiteraient les journalistes du JDD, démunis face à un prochain associé majoritaire bien conscient de ses prérogatives.
Ne pas trop attendre des droits nouveaux accordés aux journalistes
On comprend l’idée de ceux qui veulent instituer au profit des journalistes, par la loi cette fois, un droit de véto sur les décisions de nomination à certains postes au sein des rédactions, ou ceux qui, sans aller jusqu’à un véto légal, veulent subordonner les aides administratives à la presse à la mise en place d’un véto de ce genre. Se posent néanmoins de difficiles questions pratique : quel collège retenir pour ce droit de véto ? Un journaliste peut-il en bénéficier sans condition d’ancienneté ? Que faire des pigistes ? Les journalistes auront-ils le droit de désigner les responsables de la rédaction ou seulement celui de rejeter les noms proposés par la direction ? Peut-on imaginer une codécision ? Est-ce pertinent quand l’actionnaire est le fondateur du média et veut en assurer la direction effective ? Rien n’est insoluble, mais il n’est pas simple d’introduire une pincée de ce qu’il faut bien appeler de l’autogestion dans des entreprises qui relèvent du droit commercial.
Les vraies difficultés sont cependant ailleurs. Renforcer les droits des rédactions, c’est d’abord inciter les actionnaires et les directions à procéder, en vue de prévenir les contestations, à une sélection des journalistes sur critères de loyauté, ce qui n’augure rien de bon. C’est aussi décourager ces intérêts économiques d’investir dans un secteur dont les problèmes de rentabilité sont notoires. La presse est une industrie très capitalistique et sa conjoncture est difficile. Réduire par la loi les prérogatives des actionnaires au profit de celles des salariés que sont les journalistes, c’est risquer de les détourner d’un secteur dans lequel les investisseurs ne sont pas légion, raison pour laquelle les mêmes noms reviennent toujours.
Malheureusement, ces grands intérêts économiques, aussi respectables seraient-ils, interviennent dans les médias pour y trouver des relais d’influence, une respectabilité, parfois sans grand souci de la qualité et de l’indépendance éditoriales, dépréciées au nom des intérêts commerciaux, par les conflits d’intérêts, les connivences… Evolution déplorable dans un contexte où la qualité de l’information devient une question clef de la vie démocratique. La crise actuelle au JDD n’en est que la dernière manifestation, peut-être la plus inquiétante, compte tenu de sa nature politique, ce qui n’est pas banal dans l’histoire de la presse.
Comment en sortir ?
Si l’on veut contrer l’influence des intérêts économiques dans l’orientation politique des médias, la solution ne peut donc venir seulement de droits nouveaux accordés aux rédactions – d’autant (autre débat) qu’il est naïf de croire ces rédactions préservées du risque de manquer aux principes d’objectivité et d’impartialité
Or, la réflexion de ces dernières années s’est stérilisée soit dans la critique de ces groupes industriels, alors qu’il n’existait pas de vraies alternatives et qu’ils ont souvent su apporter des compétences managériales qui faisaient défaut, soit dans la recherche de solutions-miracles, telles le crowdfunding et la création de sociétés dégagées de l’obligation de distribuer des profits. Le crowdfunding, la réunion de très nombreuses petites contributions de lecteurs et de mécènes, n’est pas à la mesure du défi capitalistique auquel la presse est confrontée. Quant à créer des formes de sociétés dégagées de l’obligation de distribuer des profits, c’est le plus souvent une plaisanterie, faute de profits à distribuer !
Rechercher des capitaux alternatifs
Il ne sert donc à rien de déplorer l’influence des groupes industriels si l’on ne cherche pas à diriger du capital alternatif vers le secteur de la presse et des autres médias. Il pourrait être imaginé d’orienter vers ce secteur les acteurs qui contrôlent des fonds considérables et qui, pour leurs besoins propres comme au nom de leur responsabilité sociale d’entreprise, ont intérêt à ce qu’il existe une presse indépendante de qualité. On pense à ces entités aux statuts juridiques très différents qui relèvent souvent du secteur non marchand : institutions de retraite et de prévoyance, mutuelles, fondations, certaines coopératives, banques mutualistes, mais aussi grands gestionnaires d’actifs financiers – ceux par exemple qui investissent sur les marchés financiers et qui ont intérêt à ce que l’information économique et financière reste indépendante, à ce que rien ne soit étouffé. Les contributions attendues de ces acteurs s’inscriraient d’ailleurs parfaitement dans la logique de l’investissement socialement responsable. Les montants, au regard de leurs ressources, sont du reste minimes.
Il y a là un vivier d’actionnaires fortunés, compétents, capables d’appuyer les médias aux différentes phases de leur existence. Ils pourraient intervenir directement au capital des entreprises ou alors se regrouper dans des fonds d’investissement ou de mécénat comme il en existe pour les médias aux Etats-Unis. L’Etat jouerait un rôle de catalyseur dans la création de ces fonds, sans y investir sinon de façon symbolique. La politique en ce domaine ne peut se limiter à la distribution d’aides à la presse, aussi utiles seraient-elles.
(Article paru le 17 juillet dans les pages Débats du quotidien La Croix)
Stéphan Alamowitch
Avocat au Barreau de Paris, Maître de conférences à l’IEP de Paris, Directeur de la Rédaction de Contreligne
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