Le 25 mai 1909, un lycéen se tire une balle dans la tête en plein cours de latin. Jean-François Chanet, l’historien bien connu de la IIIème République, consacre à ce qui aurait pu rester un fait divers et un drame de l’adolescence un petit livre qui revient sur les faits eux-mêmes et leur interprétation. Il revient surtout sur l’écho politique de ce suicide et sa postérité inattendue dans la littérature du XXème siècle. Le récit est alerte et fait remonter des Années 1900 des faits et des débats qu’on n’aurait pas soupçonnés.
Jean-François Chanet rappelle le cadre de cette affaire, qui survient quand l’enseignement public ayant pris une forme qu’on lui connaît encore devient un élément central de la vie sociale, recevant de nombreux lycéens dans des architectures plus rationnelles que celles des vieux bâtiments, avec un programme rénové. Ce suicide fait contraste avec les progrès de l’enseignement public et avec l’optimisme certain des milieux républicains de la Belle Epoque.
Tout aurait pu rester une affaire locale, dont les journaux de la région de Clermont-Ferrand pouvaient explorer les dimensions les plus dramatiques, sans que cela intéresse grand monde au-delà du Massif central. À cette époque déjà, l’adolescence est considérée comme un moment critique du développement des jeunes personnalités, et les circonstances de ce suicide, le pacte du jeune homme avec deux de ses congénère, le silence qu’ils ont gardé au lieu d’alerter l’administration du lycée, tout cela permettait d’écrire des articles saisissants pour un public régional. C’est bien ce que firent immédiatement les journaux de Clermont-Ferrand, Le Moniteur et L’avenir du Puy-de-Dôme et du Centre.
Mais c’était le temps de la guerre scolaire entre l’enseignement public et l’enseignement catholique. Le suicide d’un jeune garçon pouvait alimenter le moulin des ennemis du premier, convaincus qu’un fils d’instituteur, boursier, lycéen était fragile, faute d’un cadre confessionnel strict, faute de se rendre à assez souvent au catéchisme où il aurait pu trouver l’appui spirituel qui devait certainement lui manquer. D’autres à la même époque se bornent à mettre en cause le contexte familial dans lequel se trouvait l’enfant, pris entre un père trop exigeant et une mère alcoolique. D’autres encore mettent en accusation l’influence de la philosophie allemande, celle de Schopenhauer, sur les jeunes esprits encore mal armés pour lutter contre la mélancolie.
La Querelle scolaire, la rivalité entre l’Etat et l’Eglise, allaient donner au débat sur les causes de ce suicide un tour plus politique, et l’historien consacre de fort intéressantes pages à ce qui rend l’affaire si singulière encore aujourd’hui.
Tout d’abord, le débat entre l’enseignement public et l’enseignement catholique sort du cadre régional et devient national. A la Chambre des députés, le 21 juin 1909, Maurice Barrès, député de la Seine, adresse une question au ministre de l’Instruction publique du gouvernement Clemenceau, Gaston Doumergue. Il se livre en fait à un réquisitoire contre l’enseignement et l’éducation dans les lycées d’Etat, nous dit Jean-François Chanet, le suicide du jeune lycéen lui paraissant donner du corps à sa thèse populaire à l’époque sur les déracinés. Tout à son entreprise, Maurice Barrès brode, et brode beaucoup ; le jeune lycéen finit par devenir le prétexte d’une diatribe conservatrice. La presse nationale amplifie son message.
Le ministre lui répond qu’il se trompe, que ce qui est en cause, ce n’est pas la disparition de l’enseignement religieux ni l’abus de mauvaises lectures ; Schopenhauer n’y est pour rien. Il lui conseille de ne pas surinterpréter la chose. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les faits divers sont exploités par les forces réactionnaires1 ! Émile Durkheim, l’homme du suicide comme fait social, est appelé à la rescousse par ceux qui recommandent la prudence. L’affaire devient piquante quand l’on apprend que le neveu de Barrès, un jeune poète de 25 ans, s’est lui-même suicidé.
Ce qui est surprenant, c’est que le suicide du jeune Armand Nény marque autant d’esprits de l’époque, à commencer par celui des deux garçons qui conclurent avec lui un pacte de suicide et qui s’en souviendront longtemps2. André Gide découpe les articles consacrés à ce suicide et un chapitre des Faux-monnayeurs semble y faire référence. Henry Bordeaux, romancier aujourd’hui oublié, en répercute l’écho dans un roman de septembre 1944. Marcel Jouhandeau s’en inspire pour une nouvelle de 1927. Alexandre Vialatte, 8 ans à l’époque des faits pourtant, fait lui-aussi écho à cette affaire dans un premier roman non publié des années 20 puis dans Battling le ténébreux publié en 1928. Ce n’est pas la Querelle scolaire qui frappe ces romanciers, mais les désarrois de l’adolescence qui transparaissent dans un acte aussi fatal.
Jean-François Chanet termine en rappelant la triste fin de la famille Nény, consumée par le chagrin et l’alcool.
Un fait divers triste mais qui n’avait au fond rien d’exceptionnel est pris dans un affrontement culturel et politique qui passe par-dessus la tête des protagonistes, et la destinée tragique d’un adolescent finit par devenir un fait d’époque, imprimé dans les esprits et l’imagination des romanciers. Avec une plume vive, Jean-François Chanet sait mettre en perspective la fin tragique d’un collégien de 1909. On pense souvent, à lire Un pacte de suicide au lycée Blaise-Pascal, aux faits divers actuels dans lesquels chacun est parfois tenté de voir un peu vite le signe d’évolutions sociales, culturelles profondes, au risque de projeter ses obsessions sur une réalité compliquée, quand il faudrait surtout prudence et mesure.
Stéphan Alamowitch
1909 : Un « pacte de suicide » au lycée Blaise-Pascal, Jean-François Chanet, Editions Midi-Pyrénéennes, avril 2024