La gauche en voie de dissolution

Il faut le reconnaître : le seul parti qui en France ait une stratégie et un sens tactique, de la constance et ce qu’il faut de chance pour réussir, c’est La France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon. L’annonce cette semaine qu’il y aurait un nouveau Front populaire afin de contrer l’extrême-droite, un pseudo-Front populaire, en donne un nouvel exemple.

LFI, de la stratégie et de la chance

On sait que les mélenchonistes cherchent d’abord à éviter que la gauche se scinde entre un pôle radical et un centre-gauche qui pourrait rejoindre Emmanuel Macron ou même conclure un accord de coalition avec une partie de la droite républicaine, comme il s’en conclut en Allemagne dans les grandes coalitions. Eux seraient isolés et condamnés à la marginalité. C’est pourquoi depuis longtemps, ils s’en prennent aux leaders de gauche qui pourraient conduire ce réalignement. Ils le font au nom des vraies valeurs de la gauche dont ils seraient les dépositaires, comme on était porteur d’un morceau de la vraie croix. Leur rage s’est dirigée contre ceux que leur culture bolchévique qualifie de « social-traîtres », et tout récemment contre le malheureux Glucksmann, critiqué pour être d’extrême-droite, et, on ne sait pourquoi, pour son « sionisme »1.

La chance leur a souri avec la terrible guerre du Proche-Orient. Elle leur a permis de manifester de l’empathie pour les Palestiniens de Gaza, et de la manifester avec une insistance et une outrance inhabituelles mais aussi intéressées. Ils ont su trouver, parmi les habitants d’origine arabo-musulmane autour des grandes villes, un électorat qui leur permet de poser en parti des masses laborieuses et des minorités opprimées. Socialement, LFI est pourtant un parti de petits-bourgeois radicalisés, presque toujours issus de la fonction publique. Cette thématique, travaillée jusqu’à l’obsession, leur a aussi valu la sympathie d’une partie de la jeunesse. Sans scrupules, LFI a d’abord voulu « sécuriser » cette partie de son électorat afin de pouvoir peser ensuite à gauche. Pari réussi. La France insoumise est ainsi en tête dans presque toutes les communes de la Seine-Saint-Denis, et elle est bien implantée parmi les étudiants. Sans cette guerre, l’archaïsme de son programme néo-bolchévique, la bizarrerie de ses positions diplomatiques auraient frappé les esprits. Il est plus facile de marquer sa compassion pour les malheureux palestiniens bombardés à Gaza que d’expliquer pourquoi l’Ukraine est un pays nazi, contre lequel la Russie de Poutine a des raisons de se protéger. 2.

Il en vient en tout cas un effet d’intimidation morale dans cette partie de l’électorat de gauche qui vibre au souvenir de l’Union de la gauche et de la Majorité plurielle3, et dans la jeunesse convaincue des vertus du multiculturalisme. Cette aspiration à l’unité dans l’électorat de gauche, par respect des traditions, inertie, par aveuglement, a interdit une discussion raisonnée avec le pouvoir macroniste ou avec la droite classique. Personne à gauche ne veut prendre le risque de l’hérésie et de l’anathème4. La gauche française a un fonds religieux qu’on ne doit pas sous-estimer. Elle explique que l’on passe tout à Jean-Luc Mélenchon, la Chine, les Ouighours, le Venezuela, l’Ukraine, et dernièrement ses saillies antisémites… Il faut éviter le schisme.

Un canard sans tête

S’ajoute à cela, parmi les élus socialistes, le souci de se ménager les suffrages de la gauche radicale et de protéger leurs mandats. Il ne s’agit pas de remporter les élections législatives, l’arithmétique électorale et les reports possibles au second tour étant parfaitement connus5, mais de protéger les sortants et gagner quelques sièges. Compte tenu des scores du parti présidentiel et de celui de la droite républicaine, il est même possible que ce Front populaire soit le premier parti à l’Assemblée après le Rassemblement national. Sur le programme, l’Ukraine, la Palestine…, chacun est prêt à mettre de l’eau dans son vin et l’on s’accordera6. Les enjeux d’appareil l’ont emporté, si rapidement, si naturellement qu’on en est surpris. Il aura suffi de 48 heures. Les électeurs de Raphaël Glucksmann ont quelques raisons de se sentir trahis. Le seul point qui ferait achopper cette négociation, c’est la répartition des circonscriptions électorales.

Contrairement aux déclarations publiques, la gauche classique s’accommode d’une Assemblée nationale dominée par l’extrême-droite ou par une coalition entre celle-ci et la droite dure ; elle s’accommode aussi d’une situation d’absence de majorité. Elle veut même y voir les conditions d’une résurrection politique. Le projet est de passer vite à l’étape suivante : le retour au pouvoir dans la même composition qu’aux temps de Lionel Jospin, comme avant, mais sans la direction actuelle de LFI. Drôle d’idée car avec la règle de ré-investiture automatique des sortants et la répartition des circonscriptions qui se profile, LFI est sûre de rester en nombre à l’Assemblée, au delà de son poids électoral mesuré aux Européennes – ce qui est bien manœuvré.

Ceci garantit surtout dans le pays un état d’agitation et de colère dont Jean-Luc Mélenchon imagine de tirer parti. Sa stratégie est cohérente. Il lui faut stériliser le centre-gauche. Mission accomplie. Le centre-gauche est un canard sans tête.

Mais on aurait tort de réduire ce Front populaire bricolé pour l’occasion à un arrangement entre élus soucieux de se protéger, cyniques. Il correspond aussi au souhait d’une partie substantielle de l’électorat de gauche, et c’est bien là toute la difficulté. Contrairement à ce que disait François Furet, il n’est pas certain que la Révolution française soit terminée ; il subsiste des fibres sans-culottes qui sont autant d’entraves pour une gauche qui serait une alternative construite et sérieuse. Que de nombreux intellectuels au sein de la gauche classique ou radicale ne le perçoivent pas atteste simplement d’un affaissement de l’acuité politique et d’une certaine perte de valeurs morales.

Il faut aussi admettre que le style égocentrique d’Emmanuel Macron, son refus de toute coalition organisée parce qu’elle limiterait la latitude présidentielle,… tout ceci a interdit la recomposition politique. Il est en bonne partie responsable de son échec à créer une majorité stable, que ce soit avec la droite républicaine ou alternativement avec le Parti socialiste. Les débauchages individuels, à gauche en 2017 et à droite en 2022, ne font pas une politique. Il est désormais seul avec son Orléanisme 2.0, si pauvre dans la situation actuelle. Quant à la décision de dissolution, elle risque de rester dans les annales comme l’équivalent du malheureux choix de David Cameron de soumettre le Brexit au référendum.

Beau résultat

On comprend dès lors pourquoi à gauche, sitôt l’élection au Parlement européen terminée, c’est finalement sans beaucoup d’égards que Raphaël Glucksmann a pu être mis sur la touche, et l’accord de Front populaire vite conclu entre LFI et les ayants-droit de la gauche classique. On risque de ne plus beaucoup l’entendre d’ici le second tour, le 7 juillet. Par sa culture historique, ses lacunes intellectuelles et stratégiques, la gauche classique, autrefois dite de gouvernement, s’est ainsi condamnée à servir de marchepied aux fantasmes révolutionnaires d’un vieux tribun trotskiste – fantasmes vintage dont on ne voit pas comment il pourrait séduire au delà des militants de toujours.

Bref, la gauche a manifesté partout, ces sept dernières années, son goût et son besoin de radicalité, les mélenchonistes jouant les premiers rôles. Elle s’est piégée toute seule, et voit aujourd’hui que la radicalité est passée à droite, et que les probabilités d’une majorité radicale de droite extrême sont désormais élevées. In petto, elle ne s’en plaint pas. C’est désolant.

Les torts sont à certains égards partagés avec d’autres, mais disons-le : beau résultat.

Serge Soudray

Notes

Notes
1Enfin, « on ne sait pourquoi »…, on sait pourquoi en réalité.
2La popularité de la gauche radicale dans la jeunesse peut se comprendre. Son enracinement dans une partie des classes populaires de culture arabo-musulmane, en revanche, appellerait commentaires, notamment pour la vision paternaliste qu’elle dénote.
3Et devant l’extrême-droite, le souvenir de l’unité de la Résistance va se réactiver, dans l’oubli que celle-ci fut un regroupement de forces qui allaient justement au-delà de la gauche de l’époque.
4Il faudrait aussi parler de la fixation, au sens psychanalytique, d’une partie des grands élus socialistes contre Emmanuel Macron, pour de bonnes et de mauvaises raisons.
5Gilles Candar, historien : « La gauche, qui demeure à un niveau très bas, ne peut pas se raconter d’histoires » Le Monde du 12 juin 2024.
6Législatives 2024 : les partis de gauche actent une première répartition des circonscriptions dans le cadre du « front populaire », Le Monde du 12 juin 2024.
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