Ou en sommes-nous avec le paganisme ?

Aujourd’hui, dans les pays historiquement chrétiens, des centaines de milliers de personnes se disent païennes. Leur nombre pourrait même dépasser le million. Comment cela se fait-il ? En fait, le paganisme est bien inscrit dans l’histoire de l’Occident. L’héritage culturel du monde préchrétien – en particulier celui de la Grèce et de la Rome antiques – est resté une source d’inspiration pour les renaissances païennes. Le matériel nécessaire à la renaissance des croyances « païennes » a toujours existé. Pas surprenant que de nombreuses personnes l’aient utilisé au cours des siècles. Mais de quoi s’agit-il ?

François Boucher, Les forges de Vulcain, 1757, Musée du Louvre

Un mot aux origines mystérieuses

Les origines du mot « païen » ne sont pas mystérieuses. Il fait partie d’un groupe de termes utilisés dans les langues européennes modernes – comme l’anglais pagan et l’italien pagano – qui viennent du mot latin paganus. Les chrétiens ont commencé à utiliser ce dernier terme dans les années 300 de notre ère pour désigner les personnes qui adhéraient à des pratiques religieuses polythéistes traditionnelles et qui n’avaient pas encore été converties au christianisme. Les connotations de ce mot étaient quelque peu péjoratives, mais pas plus que cela.

Personne ne sait pourquoi le mot paganus s’est imposé pour désigner les polythéistes. Les érudits ont cherché des indices dans les autres significations non religieuses de paganus en latin et plusieurs théories ont été avancées. Paganus était parfois utilisé pour décrire les habitants des zones rurales, et aurait donc pu signifier quelque chose comme « plouc ». Dans cette optique, le christianisme aurait été la religion des élites urbaines montantes qui n’aurait pénétré que progressivement la campagne romaine. Paganus pouvait également désigner un civil, par opposition à un soldat, et pouvait donc désigner ceux qui n’étaient pas enrôlés dans l’armée du Christ. Une troisième théorie repose sur le fait que pagus désignait un district local, de sorte qu’un paganus aurait été quelqu’un qui suivait encore les cultes locaux indigènes. Enfin, une dernière théorie soutient que le mot signifiait simplement quelque chose comme « étranger ».

Buste de Zeus découvert à Otricoli, Italie

On peut donc faire son choix parmi ces explications, car personne ne sait laquelle d’entre elles est juste – s’il y en à une de juste ! L’essentiel est que le terme de « païen » est devenu la désignation d’une forme d’altérité. Qu’il ait ou non signifié « étranger » à l’origine, il a néanmoins pris cette connotation dédaigneuse. Il en est venu à signifier « mauvais et non chrétien » – ou, plus simplement, « pas nous ». C’était une façon d’étiqueter quelqu’un comme n’appartenant pas à la tribu, à la communauté des sauvés. On l’utilisait à peu près de la même façon que « fasciste » aujourd’hui.

Le paganisme antique a finalement été remplacé par le christianisme, d’abord dans l’Empire romain, puis dans d’autres parties de l’Europe. On pourrait penser que le terme n’était alors plus nécessaire. Mais ce n’est pas le cas. Il est resté dans le vocabulaire chrétien comme un terme général pour désigner les personnes qui n’étaient pas chrétiennes. Il n’a jamais perdu le sens général de « personnes qui n’ont pas la bonne religion », même s’il a parfois été utilisé de manière un peu plus spécifique. Les chrétiens ont souvent hésité à appliquer ce terme aux juifs et aux musulmans, car il avait tendance à avoir des connotations de polythéisme.

Lorsque les explorateurs européens, souvent ceux qui ont fondé les empires coloniaux, rencontrèrent les peuples d’autres régions du monde, ils eurent besoin d’un mot pour décrire leurs religions, et le mot « païen » était l’un de ceux qui leur tombaient sous la main (avec heathen, gentile et leurs équivalents dans d’autres langues). Lorsqu’en 1452, le pape Nicolas V jugea bon d’accorder à la monarchie portugaise le droit de réduire en esclavage des Africains issus de cultures religieuses traditionnelles, il utilisa le terme latin paganos à leur égard – et il employa Sarracenos, ou musulmans, séparément. Cette décision de définir les polythéistes non européens comme des païens permit aux empires de la chrétienté de se donner le même rôle que l’ancienne Église. Elle correspondait à l’idée que les impérialistes européens se faisaient de leur mission, à savoir convertir les peuples non européens au Christ, tout comme leurs ancêtres avaient converti l’Europe.

La Réforme et ses païens

La signification du terme « païen » changea significativement avec la Réforme. L’une des critiques formulées par les premiers protestants à l’encontre du catholicisme était qu’il était contaminé par des éléments du polythéisme romain. De la vénération d’êtres divins tels que les saints et Marie à l’utilisation de l’encens et de l’eau bénite, le catholicisme présentait un certain nombre de caractéristiques suspectes pour les réformés qui en conclurent qu’il ne s’agissait pas d’un vrai mouvement chrétien. De leur point de vue, le paganisme n’existait pas seulement dans les livres d’histoire ou dans des colonies éloignées : il continuait à couver au cœur de nations chrétiennes en apparence seulement.

Cette contestation protestante s’exprime dans la Lettre de Rome de Conyers Middleton, parue en 1729 et rééditée plusieurs fois au XIXe siècle, et Les deux Babylone d’Alexander Hislop, ouvrage publié pour la première fois en 1853 et qui est encore cité de temps à autres par les fondamentalistes américains. Néanmoins, à la fin du dix-neuvième siècle, l’idée que le catholicisme était païen n’avait pratiquement plus cours. Un dialogue œcuménique courtois a aujourd’hui largement remplacé ce type de sectarisme intra-chrétien.

Un exonyme

Il devrait être clair à présent que le terme de « païen » est un exonyme – quelque chose que les chrétiens appliquent à d’autres personnes, plutôt qu’un mot qu’on s’applique à soi-même. Mais il s’est passé quelque chose d’étrange à partir du dix-huitième siècle. Certains ont commencé à se définir eux-mêmes comme païens. A la lecture des textes latins et grecs, ils ont découvert une vision du monde à leur goût, dans laquelle la divinité était plurielle plutôt que singulière et où l’on pouvait s’affranchir des règles morales des Dix Commandements. C’était une démarche véritablement radicale. Adopter un terme et une identité hors de son univers d’origine, c’était rejeter la culture majoritaire et contester son hégémonie.

Anton Raphael Mengs,
Jupiter embrassant Ganymède (1760), Palais Barberini, Rome

Le parallèle moderne le plus proche est peut-être celui des personnes dont la sexualité et le genre ne sont pas standardisés et qui s’appellent elles-mêmes « queer ». Il est d’ailleurs piquant de noter que l’identité païenne était associée à l’homosexualité dans la Grande-Bretagne victorienne, tout comme le catholicisme1.

À cette époque, le rationalisme et l’esprit de libre-examen qui s’étaient imposés depuis le siècle des Lumières étaient également qualifiés de « païens », dans un usage très fade du terme : au lieu de se référer à la mauvaise religion, il désignait ceux qui n’avaient pas de religion du tout. Pourtant, ce sens s’est imposé. Le terme « païen » est encore souvent utilisé pour signifier quelque chose comme « impie »2.

Le dernier changement majeur dans le sens du mot « païen » s’est produit avec la montée des idéologies totalitaires post-chrétiennes du vingtième siècle. Fascisme et communisme n’étaient pas des religions mais ils avaient tendance à se comporter comme telles. C’était peut-être inévitable qu’ils fussent qualifiés de « païens » par des observateurs chrétiens peu convaincus ; ils ressentaient que l’Europe régressait de l’ère chrétienne à l’ère préchrétienne et que les églises étaient confrontées à leurs premiers concurrents quasi-religieux sérieux depuis la disparition des anciens cultes polythéistes.

Aujourd’hui, « païen » continue d’être utilisé, et il l’est souvent en fait, pour définir des croyances de nature religieuse, quoique certains adeptes des traditions païennes modernes n’acceptent pas le mot. Dans une société où le christianisme n’est plus hégémonique, il n’y a guère d’intérêt à adopter un terme dont le but principal a été de délimiter les frontières de l’identité chrétienne. Certains polythéistes modernes estiment que le mot fait obstacle à ce qu’ils considèrent comme un point commun positif plus significatif avec des systèmes tels que l’hindouisme et le shintoïsme.

Etat des lieux

Quoi qu’il en soit, le terme reste bien établi et largement utilisé. Les traditions qu’il décrit ont tendance à avoir en commun tout ou partie des caractéristiques suivantes :

● Une conception du divin qui est plurielle plutôt que singulière. La divinité ne réside pas dans un seul Dieu – auprès duquel aucun rival n’est toléré – mais dans de nombreux dieux et déesses, ancêtres et esprits animistes des maisons, des animaux, des rivières et des plantes. Ceci est à son tour lié à…

● Une révérence pour le monde naturel. Cela peut être formulé en termes philosophiques dérivés de la philosophie platonicienne : le monde matériel est une émanation du divin, et non le produit sans vie d’un Dieu créateur qui en est totalement séparé. Alternativement, il peut exprimer une intuition poétique : la nature elle-même est sacrée.

● Une éthique libertaire. Le renouveau païen a commencé comme une réaction à l’autoritarisme et aux règles morales du christianisme. Une grande partie (mais non la totalité) du mouvement païen moderne conserve cette éthique anti-establishment. Les anciennes cultures païennes pouvaient cependant être hiérarchiques et moralement répressives mais, contrairement aux religions du Livre leurs mécanismes d’application avaient tendance à ne pas être religieux.

● L’utilisation de techniques surnaturelles pratiques, telles que la voyance, la divination et la magie. Les formes spécifiques de paganisme ancien que les revivalistes païens ont cherché à réanimer ont eu tendance à être des formes qui se prêtent à cette approche – influencées par la magie ancienne et les variétés mystiques de la philosophie platonicienne – plutôt que des formes basées sur les observances populaires du courant dominant.

Le terme « païen » a survécu non parce qu’il a une définition stable, mais parce que son sens est large et flexible. Le christianisme, lui, a besoin d’un mot de ce type, pour désigner l’adversaire du moment, quel qu’il soit – et il s’est avéré trop utile pour qu’on s’en passe. Ceux qui cherchent à remplacer le christianisme par des variétés revivifiées de religions anciennes l’ont également trouvé utile, car l’altérité à laquelle il renvoie peut être convertie en une force qui permet de défier la culture religieuse dominante. On peut se demander quelle sera la prochaine signification de ce terme. Il a perduré pendant près de 2 000 ans et ne paraît pas près de disparaître.

Robin Douglas

Robin Douglas est un chercheur et écrivain anglais qui s’intéresse à l’histoire des religions. Il est titulaire d’un doctorat en histoire de l’Université de Cambridge, et sa spécialité est l’histoire des mouvements païens et ésotériques. Il tient un blog sur Substack consacré à l’histoire des religions, ici.

Robin Douglas et Francis Young, Paganism Persisting: A History of European Paganisms Since Antiquity, University of Exeter Press, Octobre 2024

Notes

Notes
1Le paganisme et la sexualité gay sont liés dans les œuvres d’écrivains comme Walter Pater et John Addington Symonds.
2L’une des raisons pour lesquelles les païens sont si difficiles à dénombrer aujourd’hui au Royaume-Unis est que de joyeux drilles tiennent à se désigner comme « païens » dans le formulaire de recensement pour indiquer qu’ils sont sans religion.
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